La course contre la mort

Une analyse d’opinion de Nour Lana Sophia Karam, auteur

Novembre 15, 2020

Bienvenue au Liban, pays de toutes les contradictions : vous y trouverez l’une des lois les plus développées de la région sur la circulation routière mais y verrez l’application la plus médiocre qui soit en la matière. 

De tempérament assez lunatique, la plupart des libanais peine à se conformer aux dispositions du Code de la Route ; alors pourtant que ce sont ces mêmes individus qui, quarante-cinq ans durant, ont réclamé -ou prétendu réclamer- l’adoption d’une nouvelle loi remplaçant celle désuète de 1967

De ce fait, malgré un lourd catalogue de 420 articles, la loi nº243/2012 sur la circulation routière semble être ignorée du grand public depuis sa théorique entrée en vigueur en novembre 2012.

 

Tragédies familiales servant de leçons nationales 

En 1994, Tarek Assi, jeune étudiant de 19 ans, décède lors d’un tragique accident de voiture dans la région de la Bekaa. 

En 2006, Hadi Gebrane, âgé de 18 ans, est victime lui aussi d’un violent accident de la route. 

En 2010, Talal Kassem, adolescent de 17 ans, se fait faucher par un véhicule en se promenant à Raouché. Il décède sur le coup.

Ces trois évènements, douloureux, tragiques, ancrés pour toujours dans la conscience des familles de ces jeunes hommes partis trop tôt, auront servi respectivement à la création de trois organisations non-gouvernementales libanaises qui, depuis qu’elles ont vu le jour, font de la lutte contre l’insécurité routière leur principal but. Il s’agit de la YASA (Youth Association for Safety Awareness), de Kunhadi (Signifiant en français « Sois Calme », contraction entre « Kun » = Sois, et « Hadi », prénom de la victime signifiant calme) et de Roads For Life.

Toutes trois tentent autant que possible de mettre un frein à l’hécatombe annuelle des victimes de la route, spécialement au Liban.

Pour ce faire, les deux premières essaient entre autres de sensibiliser les jeunes au sein des écoles et universités en faisant la promotion des bonnes pratiques à adopter en tant que conducteur : conduire à une allure modérée, mettre la ceinture de sécurité, porter le casque en cas de conduite d’une moto… 

La troisième ONG, elle, est active dans le domaine des soins post-traumatiques : elle organise souvent des formations de toutes sortes, visant à aider ceux qu’on peut sauver dans les heures suivant un éventuel accident. C’est ainsi qu’en 2014 a été lancé un projet, Euromed Road Safety, sous les auspices de l’Union Européenne. 

Soutenu par la Fédération Internationale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge, il a pour principal but d’essayer de remédier à la hausse du nombre d’accidents de la route. Aussi, ce projet vise à former aux premiers secours les motards des Forces de Sécurité Intérieure (FSI) de par des ateliers organisés par la Croix-Rouge. L’importance de cette initiative réside dans le fait que, très souvent, ce ne sont pas les secouristes qui sont les premiers à se trouver sur les lieux d’un accident de la circulation, mais la police, qui a alors entre ses mains le destin de graves blessés ayant peut-être une chance -aussi minime soit-elle- de s’en sortir si les secours nécessaires leur sont assurés. 

Il semblerait ainsi que les ONG soient des acteurs fondamentaux dans le domaine de la sécurité routière. 

Qui plus est, c’est grâce à leur pression que l’État, réveillé momentanément de sa léthargie latente, a décidé d’adopter en 2012 un nouveau Code de la Route. 

Principales dispositions de la loi nº243 : un idéal inatteignable au Liban 

Très souvent, au Liban, la montagne accouche d’une souris : à cor et à cri, l’État libanais lance des slogans, publie massivement des campagnes de sensibilisation vides de substance sur les réseaux sociaux, se prétend à même de remédier à un fléau social quelconque, et a les chevilles qui enflent.

Non sans surprise, tout ceci ne dure que le temps d’un éclair. 

C’est ce qui est arrivé avec la loi nº243 de 2012, introduisant sur la scène libanaise un nouveau Code de la Route. 

Dès la supposée date d’entrée en vigueur de ce code en Novembre 2012, Marwan Charbel, Ministre de l’Intérieur de l’époque, déclare, de pair avec le Gouvernement tout entier, que sera retardée son application « jusqu’à ce qu’y soient corrigées certaines erreurs de frappe ». Pourtant, il ne relève en aucun cas des prérogatives du Conseil des Ministres de s’arroger d’une telle faculté de report d’application de la loi. Dans le cours normal des choses, c’est au Parlement de prendre une telle décision ; mais chez nous, les chiens ne cesseront d’aboyer, pendant que passera la caravane. 

C’est ainsi qu’elle commencera à être appliquée (de façon très relative) à partir d’avril 2015. 

Entre temps, c’est la loi de la jungle qui prévaut. 

 

Concernant les nouveautés surabondantes de cette loi, nous citons à titre d’exemple :

1•L’instauration d’un système de permis de conduire à points : pour chaque infraction commise par le porteur du permis de conduire, un point en est déduit. Après l’épuisement de tous les points, le permis en question est retiré durant 6 mois. L’intéressé pourra en avoir un autre que s’il passe obligatoirement par une école de conduite. En cas de récidive de sa part et au cas où il commet une nouvelle infraction, son permis lui sera confisqué pendant une nouvelle période de 3 ans.  (Article 365 du Code de la Route)

2•La possibilité de contrôle mécanique de toute voiture à tout moment par les employés concernés, en présence des membres des FSI. (Article 159/4 du Code de la Route)

3•La division des infractions routières en 5 catégories différentes :

-La première catégorie d’infraction concerne entre autres l’absence de port du casque rendu obligatoire sur les bicyclettes et est punie d’une amende allant jusqu’à 150 000 L.L.

-La deuxième catégorie d’infraction concerne par exemple la présence d’un enfant de moins de 10 ans sur une moto, et est punie d’une amende allant jusqu’à 300 000 L.L avec déduction de 2 points du permis du conducteur. 

-La troisième catégorie d’infraction concerne le non-port de la ceinture de sécurité à bord d’une voiture ou l’utilisation du portable en conduisant. Les amendes vont jusqu’à 450 000 L.L avec une déduction de 3 points du permis de conduire. 

-La quatrième catégorie d’infraction concerne le fait de brûler un feu rouge à une intersection ou le stationnement sur passage piéton. L’amende va jusqu’à 700 000 et sont déduits 4 points du permis de conduire. 

-La cinquième catégorie d’infraction punit la fuite par un conducteur des lieux d’un accident de la circulation auquel il a pris part, le fait de rouler sur une seule roue (pratique malheureusement courante au Liban), ou la conduite sous l’emprise de l’alcool ou des drogues. L’amende va jusqu’à 3 000 000 L.L avec déduction de 6 points du permis de conduire, et selon la gravité de l’infraction, un maximum de 2 ans d’emprisonnement. (Article 374 du Code de la Route)

4•La création d’un Conseil National pour la sécurité routière et celle d’une Commission Nationale pour la sécurité routière, le premier ayant pour but de mettre en œuvre une politique de sécurité routière avec objectifs, prévisions et stratégie ; et la deuxième ayant surtout pour but de préparer des études sur le domaine de la sécurité routière (Chapitre 10)

 

Sans l’ombre d’un doute, cette loi, d’inspiration clairement européenne, ne calque pas avec la nature socio-culturelle complexe du Liban.

Le système de points n’a jamais été appliqué ; aucun motard transportant cinq membres de sa famille assis les uns sur les autres n’a jamais été arrêté ; et tant le Conseil National pour la sécurité routière que sa Commission jumelle n’ont jamais été créés. 

La décrépitude du système libanais est aberrante, et se fonde sur le culte malsain du laisser-aller qui nous colle à la peau où que nous posons le regard.

 

Une loi qui donne du fil à retordre : des conducteurs irresponsables, des policiers nonchalants et un État insouciant 

En essayant de prendre le taureau du système décadent libanais par les cornes, nous réalisons que nous avons à faire à trois parties, toutes aussi responsables les unes que les autres. 

Au bas de la pyramide repose le chauffeur inconscient. Celui-ci manque d’éducation et de prévention dans le domaine de la sécurité routière, extériorise sa frustration de par une conduite irresponsable, et met la vie de plusieurs autres citoyens en danger. Les accidents de la circulation routière, cause numéro 1 de mort des libanais âgés de 17 à 27 ans, sont ainsi moins causés par l’état d’ébriété du chauffard que par son utilisation intempestive de son téléphone portable au volant. D’autres problèmes communs que pourrait facilement éviter un conducteur avisé seraient l’excès de vitesse, le fait de ne pas respecter les feux de signalisation, ou encore celui de conduire en n’étant pas majeur. 

En deuxième position, il s’agit de remettre en question le rôle des Forces de Sécurité Intérieure : ses membres n’assument pas assez leurs responsabilités, et sont même enclins à accepter des pots-de-vin quand la situation se pose. Aussi, de nombreuses zones libanaises, endroits de prédilection de la quasi-majorité des accidents de circulation, sont totalement désertifiées et ne s’y trouve aucun agent de la circulation dont le rôle serait néanmoins plus que nécessaire. 

Enfin, place à l’État. Celui-ci se contente de mettre en lumière d’un concis « cela ne surprend pas » la situation exposée. Pourtant, il incombe au Ministère des travaux publics et des transports de s’assurer de la bonne application du Code de la Route. À plus d’une reprise, certains de ses membres ont déclaré avec assurance que « la régulation de la circulation et de la sécurité routière au Liban ne font pas partie des priorités du moment ». 

Quelles « priorités » prendraient-elles le dessus sur un fléau social ôtant la vie de milliers de personne par an au Liban ? Quel serait le moment propice pour tenter de prendre les mesures promptes en la matière ?

Si l’État tente d’échapper à ses obligations élémentaires, il n’en demeure pas moins qu’il soit le seul responsable de l’inexistence de passages piétons, du non-fonctionnement de la quasi-majorité des feux de signalisation, du mauvais état des routes ; et, plus récemment, comble de la situation délétère, du dysfonctionnement de tous les réverbères du pays depuis Avril 2020.

C’est comme si l’État faisait exprès d’encore plus nous tuer, en nous faisant sombrer dans l’obscurité la plus totale possible. 

•Les initiatives des Nations-Unies, lumière au bout du tunnel ?

Chaque vingt-quatre secondes, une personne dans le monde meurt dans un accident de la route. 

L’insécurité routière s’érigeant en fléau à l’échelle internationale, l’Assemblée générale des Nations Unies adopte en 2005 la résolution A/RES/60/5, proclamant ainsi la Journée mondiale du souvenir des victimes des accidents de la route. Date majeure ayant lieu annuellement (le troisième dimanche de novembre ; 15 novembre 2020 pour l’année en cours), elle vise à sensibiliser à propos des dangers de la circulation et à éduquer en termes de prévention routière. Le Liban l’a célébrée à plus d’une reprise pour rendre hommage à ses victimes des accidents de la route.  

De plus, en 2010, l’Assemblée générale des Nations Unies proclame la Décennie d’action pour la sécurité routière 2011-2020

« J’exhorte les États Membres, les organisations internationales, les organisations de la société civile, les entreprises et les dirigeants de communautés à faire en sorte que cette décennie donne lieu à de véritables améliorations. À cette fin, les gouvernements devraient faire connaître leurs plans nationaux pour la Décennie dès le lancement de celle-ci, le 11 mai 2011. » affirmait le Secrétaire général de l’ONU de l’époque, M. Ban Ki-moon.

Lors de son lancement, le plan pour la Décennie d’action a pour but principal de réduire le nombre de décès imputables aux accidents de la route dans le monde. À cette fin, entre autres, devront être « élaborées des stratégies et programmes durables en faveur de la sécurité routière dans les États concernés, […] devra être améliorée la qualité du recueil des données aux niveaux national, régional et mondial, […] et devra être favorisée une augmentation du financement en faveur de la sécurité routière […] en veillant à ce que les projets d’infrastructure routière tiennent compte de la sécurité… »

Nonobstant l’adhésion du Liban à ce plan d’action le 12 mai 2011, celui-ci, durant toute la durée de ces 9 ans, a bafoué les principes clairs posés par l’ONU, et ceci en dépit de l’adoption d’un Code de la Route modernisé par l’État libanais en Octobre 2012. 

Concernant la qualité du recueil des données au niveau national par exemple, il n’y aurait pas, jusqu’à aujourd’hui, de coordination entre les différents acteurs sur le terrain : c’est ainsi que le Centre de gestion du trafic, les hôpitaux, la Croix-Rouge, et les ONG ont des statistiques différentes sur le taux de victimes d’accidents de la route. 

De plus, nous continuons près de 10 ans plus tard à faire le deuil de nos routes. Le bilan aujourd’hui demeure lourd, et rien ne présage une diminution pour l’avenir au vu des actions entreprises au pays des Cèdres durant la dernière décennie. 

 

Si le laxisme des hors-la-loi sème la mort çà et là et fauche la vie d’environ 1000 personnes par an sur les routes libanaises ; les autorités compétentes en termes de circulation routière, elles, restent indifférentes face à ce bilan -si lourd pour un si petit pays- et n’ont pas l’air d’avoir la volonté de déployer les efforts nécessaires pour l’amoindrir, ne serait-ce que d’un iota. 

 

Au vu des circonstances actuelles, qui est à blâmer ?

Seraient-ce les kamikazes de la conduite, dont les habitudes erratiques semblent faire partie intégrante de leur identité ?

Serait-ce la police, qui, plutôt de veiller à la sécurité des citoyens, accepte sans scrupules des pots-de-vin de ceux qui méritent pourtant d’être punis par la loi ? 

Serait-ce l’État, insouciant du danger que représente le piètre état des routes et axes principaux mal bitumés et aménagés du pays ? 

 

La conduite n’est pas une aventure dont on ne peut prévoir les conséquences. 

Il suffit de faire preuve d’un minimum de bon sens et de perspicacité pour éviter dans la mesure du possible qu’un accident de la circulation nous ôte la vie et réduise celle de nos proches à une tragédie infinie. 

Quand nous ne jouons pas avec la mort, nous ne la rencontrons pas au bout du virage.  

« Derrière chaque victime de la route, il y a des victimes de la vie »

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