15 ans après l’assassinat des journalistes Samir Kassir et Gebran Tueni, l’impunité se maintient toujours, au Liban …. et partout dans le monde

Une analyse d’opinion de Cherly Abou Chabke, auteur

Novembre 2, 2020

Le Quatrième pouvoir, « le journalisme », a depuis toujours eu du pain sur la planche. Jouant le rôle plus précisément de contre-pouvoir, ce dernier ranime sans cesse la nécessité d’aborder des questions épineuses, qui dérangent, et qui surtout soulèvent les sourcils. En influant l’opinion et les autorités publiques, le journalisme a pu s’ancrer dans les esprits, aussi bien que sur les papiers. 

De la sorte, la sécurité des journalistes symbolise beaucoup plus qu’une simple brique à l’édifice de leur profession : c’est le fondement de la construction de toute démocratie. Le bon journaliste, muni de sa plume comme arme, combat en effet l’obscurantisme et les idées rétrogrades, en diffusant la vérité – et rien d’autre que la vérité. Cependant, cette tâche n’est pas dénuée de prix à payer (ou serait-ce ce qu’ils ont voulu nous faire croire ?).  Sous cet angle, se posent plusieurs questions : Le prix devrait-il toujours nécessairement être celui qui porte atteinte à la sécurité des journalistes ? Devrait-il nécessairement être celui qui les expose aux agressions, et dans la majorité des cas à la mort ? Est-ce vraiment le prix de la liberté d’expression ? Le journalisme est-il devenu aujourd’hui synonyme de peine de mort ? Qu’en est-il des autorités responsables des brutalités commises à leur égard, vont-elles un jour être tenues coupables ? 

En tout cas, la réalité atroce des conditions dans lesquelles les journalistes exercent leurs fonctions nous incitent à  nous attarder sur les obstacles qui entravent le succès de leur travail, et par conséquent de tout plan de développement. 

Parmi toutes les logiques qui provoquent la violence contre les journalistes, l’impunité est la plus sérieuse et la plus dangereuse. Elle implique l’absence d’enquête sur les actes de violence et d’assassinats commis à l’encontre des journalistes. Il est essentiel de comprendre qu’à chaque fois qu’un acte de violence n’est pas suivi d’enquête, que l’on ne retrouve pas les coupables, qu’il n’existe ni poursuite, ni punition, il s’agit alors d’une invitation à la reproduction des agressions. 

Ainsi la première étape pour garantir la sécurité des journalistes est d’éradiquer l’impunité. C’est cela que nous voulons commémorer le 2 Novembre, journée dédiée au massacre de journalistes au Maguinindanao aux Philippines, et au meurtre de 2 journalistes français au Mali

 

L'impunité est en effet un crime qui touche non seulement les journalistes, mais également la société dans son intégralité, en dissimulant de graves violations des libertés et des Droits Humains.   

A cet égard, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté, lors de sa 68ème session en 2013, la Résolution A/RES/68/163 qui proclame le 2 novembre en tant que « Journée Internationale de la fin de l’impunité pour les crimes commis contre les journalistes ». Cette dernière a exhorté les États Membres à mettre en place des stratégies précises afin de lutter contre la culture d’impunité. 

 

Selon un rapport de l'UNESCO publié en 2018, à l’occasion de la 5ème édition de la Journée internationale de la fin de l'impunité pour les crimes commis contre des journalistes : ,« près de 90% des responsables des assassinats de 1.109 journalistes dans le monde entre 2006 et 2018 n'ont pas été châtiés ». Le même rapport a également mis en relief l’idée selon laquelle « La région des États arabes a été la plus meurtrière pour la presse (30% des assassinats dans le monde), suivie par l'Amérique latine et les Caraïbes (26%) et l'Asie-Pacifique (24%) ». 

« 1 064 journalistes ont été tués au cours des 10 dernières années et 30 durant l'année 2019 », selon la Fédération Internationale des Journalistes FIJ.  Ce qui s’avère assez aberrant est le fait, que la grande majorité des ces meurtres a lieu dans la rue, et en plein jour, et non pas en zone de guerre, contrairement à l’opinion répandue.

Ce qui aggrave les propos est également l’idée d’après laquelle « 93 % des victimes sont des journalistes locaux », selon l’UNESCO. Lorsque l'on est journaliste, aller faire les courses peut être plus dangereux qu’effectuer un reportage dans une zone de conflit.  Le comité pour la protection des journalistes (CPJ) a élaboré cette idée en déclarant en 2019 que sur les 13 pays où les journalistes ont été tués et leurs assassins impunis, 7 se trouvent en Asie. Ce sont des pays enlisés dans des conflits ou relativement stables, mais où des groupes criminels ou d’intérêt, ou encore des politiciens, utilisent la violence pour faire taire les reportages critiques et les enquêtes.

Le CPJ a également révélé que la corruption non contrôlée, les institutions inefficaces, et le manque de volonté politique de mener des enquêtes, étaient tous des facteurs d’impunité. 

9 affaires sur 10 restent sans poursuite, et personne n’est tenu responsable. 

 

Ces crimes de sang-froid ont pour objectif de camoufler la vérité et de tourmenter ceux qui tentent de la révéler. A travers leurs meurtres, ces assassins enterrent non seulement la profession des journalistes, mais aussi le droit essentiel des citoyens d'être informés et conscients de la vérité. « Tuer un.e journaliste en toute impunité, c'est simplement tuer la démocratie ».

 

            Par conséquent, du fait de leur fonction, les journalistes sont très souvent menacés par « ceux qui souhaitent » les faire taire. Afin d’avoir un aperçu général de la situation en question, nous aborderons quelques exemples au niveau international, avant d’envisager quelques cas nationaux. 

            En adoptant des procédés d’intimidation, de harcèlement et de torture mentale aussi bien que physique, les gouvernements de certains pays s’en prennent aux journalistes qui ne font que porter à la connaissance du public les problèmes qui affectent la vie des individus dans toutes les sociétés. En Syrie, alors qu’ils couvrent le conflit, des journalistes, qu’ils soient locaux ou étrangers, sont régulièrement attaqués et assassinés. Le Venezuela, quant à lui procède de manière arbitraire à la fermeture des organes de presse qui critiquent le régime : les « colectivos » armés, qui commettent des agressions physiques envers les journalistes, demeurent la plupart du temps, impunis. En Turquie, l’impunité est exacerbée par le recours au système judiciaire afin de cibler les médias indépendants. En 2017 et pour la troisième année consécutive, le bilan de la Somalie est le pire au monde en matière de meurtres de journalistes non élucidés. L’Ukraine – où les médias nationaux appartiennent à des oligarques - quant à elle a enregistré un record de 16 cas de journalistes assassinés depuis 1995 parmi lesquels 3 cas uniquement ont été résolus. 

Evoquer la question d’impunité pour les crimes contre les journalistes, c’est mettre en lumière la corruption et la complicité institutionnelle avec les assassins. L’impunité, c’est la justice qui s’avère incapable de reconnaître les coupables (ou qui plutôt se fait elle-même incapable). L’impunité, c’est la durée écoulée en attendant un verdict officiel quant au destin d’un.e perdu.e. L’impunité, c’est la censure et la mort de la presse libre. 

15 ans après l’assassinat des journalistes Samir Kassir et Gebran Tueni, l’impunité se maintient toujours. 

Au niveau national, plusieurs évènements qui transcendent le temps et l’espace continuent à façonner la liberté de presse, et à relever les enjeux auxquels elle se heurte. 

            Journaliste et écrivain politique, Samir Kassir fut assassiné le 2 juin 2005 dans l’explosion de sa voiture par des acteurs ayant pour objectif d’éradiquer les voix libres au Liban et dans le monde arabe, voix libres diffusant les valeurs des Lumières. Ce crime n’a pas été un évènement isolé mais faisait au contraire partie d’une « chaîne programmée » par ces acteurs qui restent inconnus jusqu’à ce jour. Aucune déclaration officielle n’a été présentée suite à l’évènement tragique quant à la révélation des identités des acteurs impliqués. Et cela est toujours le cas aujourd’hui. Même après 15 ans. 

Six mois après l’assassinat du journaliste Samir Kassir pour ses prises de position courageuses et ses critiques, un autre journaliste a été assassiné ; Gebran Tueni, le président du Conseil d’administration du journal « An-Nahar». 15 ans se sont écoulés et sa célèbre déclaration « Nous jurons par Dieu Tout-Puissant de rester unis, chrétiens et musulmans, jusqu’à la fin des temps pour défendre le Liban », trouve écho actuellement plus que jamais chez de nombreux Libanais - ceux qui désirent protéger l’intérêt commun coûte que coûte. 

Durant le mois de septembre de la même année, la journaliste May Chidiac a été également l’objet d’une tentative d’assassinat suite à une bombe placée sous le siège conducteur de sa voiture, ce qui a mené à son amputation d’une jambe et d’une main.

Selon le porte-parole du centre Samir Kassir Eyes « SKeyes » , créé à l'initiative de la Fondation Samir Kassir,  Jad Sharour, « Il est inconcevable d’imaginer la présence d’un État de Droit, qui s’avère incapable de fournir des enquêtes et des investigations sur les crimes commis contre les journalistes ; aucun verdit officiel ne fut fourni concernant les assassinats rappelées ci-dessus ».

SKeyes vise à défendre la liberté de la presse et la liberté culturelle au Moyen-Orient et à promouvoir la création d'une opinion publique arabe capable de protéger la liberté d'expression. « Nos activités couvrent : le Liban, la Syrie, la Palestine et la Jordanie ; nous surveillons dans ces pays les violations de la liberté de la presse et de la culture dans différents domaines : presse, blogs, livres, théâtre, cinéma… et nous agissons dans le cadre de la société civile pour défendre les libertés par tous les moyens légaux, et construire des médias et des groupes de pression culturels efficaces aux niveaux tantarabe qu’international ».

Leur travail se manifeste en effet par la publication de communiqués de presse et de rapports, par l’organisation d'ateliers et de conférences pour analyser et discuter des questions liées à la liberté culturelle, par l’élaboration de pétitions signées par des journalistes et des intellectuels, et par la participation à l'organisation de campagnes de protection de la liberté d'expression. 

Cependant, leur mission fondamentale reste celle de garantir « un soutien juridique, financier et moral aux journalistes faisant l’objet de poursuites, d’accusations abusives et d’emprisonnement, en leur assurant des avocats dévoués », ajoute-t-il. 

Les agressions à l’égard des journalistes ont atteint leur apogée durant la révolution du 17 octobre au Liban : « Ces derniers ont été sujets d’enquêtes et d’investigations dont les dispositions étaient hors les cadres légaux. Ils ont en effet été forcés de communiquer avec les autorités en question leurs mots de passes privés, et ont aussi été obligés de signer des engagements…, et rien n’a été fait concernant ces aberrations ; bien au contraire, les choses n’ont fait que s’exacerber », confie-t-il. 

Les violations aux libertés des journalistes avaient une teneur même plus élevée en Syrie lors du début des évènements, selon Monsieur Shahrour, et le sont constamment en Palestine à cause de l’occupation israélienne. « Au Liban les politiciens et la pression exercée par ces derniers, escortée par le comportement des forces de sécurité, constituent une entrave principale au travail des journalistes », conclut-il. 

Parmi les exemples les plus récents relatifs aux atteintes des droits des journalistes libanais, nous retrouvons celui de Dima Sadek durant le mois de septembre 2020.

Il s’avère bon de noter au préalable, que bien souvent les femmes journalistes risquent davantage d’être prises pour cibles, non seulement en raison des fonctions qu’elles exercent, mais aussi à cause de leur sexe. De multiples campagnes de dénigrement sont lancées contre des femmes journalistes pour leurs opinions politiques. Ces campagnes, n’étant pas dénuées de connotations patriarcales, vont même jusqu'à proférer des menaces de mort. Le 29 septembre 2020, la journaliste Dima Sadek a reçu un message via Whatsapp menaçant sa vie et insultant, elle, sa fille et sa mère. Une vidéo d'un chien sur une chaise en train « d’exploser » était jointe au message "voici comment vous [exploserez]".

Bien que Sadek ait déjà reçu des messages insultants la dénonçant de traître en raison de son opposition au Hezbollah, la menace la plus récente est sans précédent dans sa forme.

 

Aux quatre coins du monde, les journalistes exercent leur fonction en prenant de grands risques personnels afin de contrecarrer la propagande et la désinformation qui véhiculent des discours faux, pour éviter que le monde de demain ne devienne celui de l’ignorantisme. Les États doivent ainsi renouveler leurs engagements en faveur de la promotion d’une presse libre, indépendante, et professionnelle afin surtout de repousser ceux qui lui porteraient atteinte. 

La mort d’un journaliste ne devrait jamais être la mort de la presse libre ; c’est au contraire, celle qui stimule la quête continue de la vérité.

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