L’égérie égyptienne de l’émancipation de toutes les femmes arabes : Nawal El Saadawi

Analyse d’opinion de Cherly Abouchabke, rédactrice

Avril 2, 2021

Il s’agit d’une femme. 

Une femme qui a osé exprimer l’inexprimable.

Une femme dont la plume a été affutée contre les tyrans de tous les bords. 

Une femme qui s’est emparée des rues de l’Egypte, pour clamer haut et fort l’idée fédératrice que la construction nationale ne saurait se faire sans l’émancipation des femmes. 

Une femme sous forme de torrent indomptable, une véritable force de la nature, qui ne mâcha jamais ses mots.

Une femme dont les écrits témoignent de sa ténacité à lutter jusqu’au bout contre les lois pseudo sacrées. 

Une femme qui franchit le Rubicon, bouleversa le dogme et dénonça les obscurantismes. 

Il s’agit de Nawal El Saadawi. 

 

Nawal El Saadawi, 89 ans, est décédée le dimanche 21 mars 2021, a annoncé le journal d'État Al-Ahram.

 

Dans bien des régions du monde, tenir une plume équivaut toujours à tenir une lame. Pour cette figure phare de la littérature égyptienne, l’écriture a bel et bien commencé comme un combat contre l’injustice, le système politique, et les indicibles violences faites aux femmes.

 

Ayant grandi au sein du Caire, sa vie ne fut pas un long fleuve tranquille. Pour avoir été victime d’une société corsetée et patriarcale, et pour avoir subi dans sa chair les perversions du machisme et de la misogynie, son combat n’est que  « plus radical ». 

 

Derrière sa frêle silhouette, son élégante chevelure blanche et son sourire chaleureux, se cachait un tempérament d'acier, un tempérament qui faisait frémir les logiques rétrogrades. Cette pionnière du féminisme gagna sa première bataille contre l’ignorantisme en suivant une formation de médecin à l'Université du Caire et en travaillant par la suite comme psychiatre. La politique l'attirait aussi, c'est ainsi qu'elle est nommée directrice de la santé publique au ministère de la Santé, mais, à la sortie de son ouvrage « La Femme et le Sexe », elle est renvoyée. Cette pionnière de l’émancipation des femmes au Moyen-Orient s’est toujours prononcée contre la polygamie, les fondamentalismes religieux, le port du voile islamique, et surtout l’excision, dont elle a été elle-même victime à l’âge de 6 ans, son esprit combatif bouillonnant ainsi dès son plus jeune âge. Lorsque l’avant-garde du féminisme arabe avait 10 ans, sa famille tenta de la marier, ce qui la poussa à écrire une lettre à Dieu, le défiant d'expliquer pourquoi les femmes étaient traitées différemment des hommes. Elle fit de cette question la matrice de ses ouvrages et paya cher ses positions critiques et intransigeantes. 

 

"L’Egyptienne de base est l’esclave des hommes, l’esclave de la société, de la religion et du système politico-financier qui nous écrase tous", déclara-t-elle dans un entretien au Monde.

 

Auteur prolifique, elle a publié près de 50 romans, pièces de théâtre et recueils de nouvelles qui ont donné à son engagement une aura incontestable. Son dévouement inébranlable l’a incitée à aborder des questions controversées et à s'attaquer aux tabous de la société, ce qui a représenté une menace pour une communauté profondément enracinée dans les croyances, les idéologies et les traditions. Les autorités, les institutions religieuses et les islamistes se sont pris à elle. Vu qu’elle était une farouche opposante aux régimes autoritaires arabes, El Saadawi fut arrêtée et emprisonnée en 1980 pour une période de 2 mois lors d’une campagne de répression visant l’opposition contre le président Sadat. Son livre  « Mémoires de la prison des femmes » relate cet épisode morbide ; ce chef-d'œuvre a été écrit sur du papier toilette avec un crayon eye-liner introduit en contrebande dans sa cellule. Libérée sous Moubarak, elle fonde en 1982 l’Association arabe pour la solidarité des femmes, qui sera interdite en 1991.

 

"L'écriture est devenue une arme pour combattre le système, qui tire son autorité du pouvoir autocratique exercé par le chef de l'État, et celui du père ou du mari dans la famille", écrit-elle dans « Une fille d'Isis », un mémoire de ses premières années.

 

Dans les années 1990, l'apparition de son nom sur une liste de personnalités à abattre, dressée par des milieux extrémistes islamistes, l'avait poussée à se loger aux Etats-Unis de 1993 à 1996, où elle enseigna à l'université de Duke. « La jeunesse, en Égypte et à l'étranger, m'a toujours couverte d'amour et de reconnaissance », avait souligné Nawal El Saadawi. En 2007, l'institution théologique Al-Azhar, l'une des plus prestigieuses de l'islam sunnite, porta plainte contre elle pour atteinte à l'islam. Un mois plus tôt, son autobiographie et l'une de ses pièces de théâtre avaient été bannis de la foire du Livre du Caire. 

 

Lors des élections présidentielles de 2005, Nawal El Saadawi envisage un temps d'être candidate mais jette rapidement l'éponge, dénonçant « une parodie de démocratie ». Lors du printemps arabe en 2011, à l'âge de 79 ans, elle avait rejoint les manifestants de la place Tahrir au Caire dans des manifestations qui ont conduit au renversement du président Hosni Moubarak, le dernier de ses nombreux affrontements avec les autorités laïques et religieuses. Elle s'était ensuite opposée au régime des Frères musulmans, estimant qu'ils avaient  « tiré profit de la révolution de 2011 », qualifiant  « d'année horrible » la courte mandature d'un an de l'ex-président islamiste Mohamed Morsi. 

 

Avec pour seule arme du papier et un stylo, la Simone de Beauvoir du monde arabe n’a jamais plié dans sa lutte pour la question féminine. Militante lumineuse, indépendante et fière de ses convictions, Nawal El Saadawi était portée par un idéal similaire à la philosophie de Platon : celui de la justice. Cependant, alors que Platon cherchait à ne pas « ébranler les murs de la Cité » afin d’assurer la stabilité et la prospérité, El Saadawi, toujours dans le même esprit, semble avoir pris l’autre route, en abattant ces murs de mesure inégale, et en reconstruisant une Cité où hommes ET femmes jouissent des mêmes droits. 

 

Son talent humble et sa vision rebelle d’une société plus égalitaire ont fait d’elle un iconoclaste mondial : En 2020, Times Magazine l’a citée parmi les 100 femmes de l'année, et elle a reçu de nombreuses distinctions tout au long de sa carrière, dont le prix du Conseil supérieur de littérature (1974), le prix littéraire de l’Amitié franco-arabe (1982), et le prix littéraire de Gibran (1988).

 

Sa marque, à jamais engravée dans l’histoire du monde arabe, a exhorté des jeunes à s'engager dans la même lutte afin de garder en vie son précieux héritage. Ses efforts ont été sans doute ranimés par le travail de plusieurs femmes arabes militantes qui ont également refusé d'être de simples spectatrices et qui ont décidé de prendre le devant de la scène et d’agir. 

 

Se pose alors la question : Après la mort de l’amazone audacieuse, où en est-on aujourd'hui du féminisme dans le Moyen-Orient ? 

 

Au cours de la dernière décennie, les femmes du monde arabe ont touché de plein fouet les sociétés patriarcales et ont inlassablement lutté pour une meilleure représentation de la femme à tous les niveaux. Du carré féministe d’Alger à la marche des femmes à Bagdad, elles sont aujourd’hui plus visibles dans l’espace public. Mais cette présence dans l’arène politique ne date pas d’hier. De génération en génération, les femmes ont toujours été là. Ces dernières, dotées d’une soif de l'égalité et de la justice, ont mobilisé toutes les ressources afin de chambouler les mythes sur lesquels ces sociétés ont été bâties. L'ère du numérique a permis l’ascension de ces mouvements féministes qui ont atteint leur paroxysme à travers les réseaux sociaux. La jeunesse féministe s’est réapproprié le numérique qu’elle a érigé en arme de combat pour ses droits. Sorte de microcosme virtuel, ces derniers constituent de la sorte un lieu de rencontre et de partage des féministes qui, ensemble, ont pu essayer de défaire les stéréotypes et d’abattre les tabous. Un activisme qui n’est pas toujours saisi par les générations antécédentes, pour qui le terrain et la rue restent l’espace primordial d’où peut éclore le changement. 

Le projet d’une jeune palestinienne, Farah Barani, témoigne de cette idée-là. Cette dernière a lancé sur Facebook, en octobre 2011, avec d’autres militantes de la région, l’initiative « Le soulèvement des femmes dans le monde arabe ».  La page a connu un succès croissant grâce à une  « campagne appelant les femmes du monde arabe à diffuser photos et revendications afin de créer un réseau régional dans le sillage des révolutions ». 

 

Dans ce contexte-là, il serait bon de signaler que l'entrée en vigueur du numérique dans le combat des femmes ne fut pas le seul changement dans l’histoire du féminisme arabe. Effectivement, l’essor du  « féminisme islamique » dans les années 90 a représenté l’un des bouleversements du mouvement qui, longtemps, s’était focalisé sur la question du port du voile islamique, l’une des pierres angulaires du combat, et a ainsi contribué à bousculer les anciennes lignes de fractures. Selon ce féminisme qui connait une grande notoriété en Egypte avec les “musawah”, l’islam apparait attentatoire aux droits des femmes uniquement à cause des hommes qui avaient le monopole d’interprétation des textes religieux pendant des siècles. Alors, le féminisme islamique « repense le rôle de la femme au sein de la religion et propose une réinterprétation des textes religieux en faveur d’une défense des droits des femmes ». A côté de ce dernier, nous retrouvons le féminisme d’Etat traditionnel, réputé surtout à Tunis, et qui représente une partie d’association des alliés au régime autoritaire pour obtenir des droits aux femmes, d'où la mise en œuvre du dilemme cornélien des femmes arabes après 2011 : devraient-elles s’allier aux dictateurs sanguinaires pour avoir plus de droits, en acceptant ainsi une limitation de la démocratie, ou devraient-elles au contraire opter pour une démocratie absolue mais avec des partis très conservateurs à l'égard de leurs droits? Un autre défi auquel se heurtent ces partis féministes arabes est la question de financement. En effet, beaucoup de forces conservatrices accusent les mouvements féministes d'être des pions qui font avancer les agendas politiques occidentaux et d’être de la sorte financés par des forces occidentales. Au Liban, par exemple, les femmes mobilisent parfois des arguments de la charia pour prévenir l’accusation de porter des agendas occidentaux. Donc, dans la plupart des cas, les groupes féministes subissent des attaques visant à discréditer leur discours et à les exclure du champ politique. 

 

A travers ses exploits, la marraine du féminisme arabe a pu influencer toute une génération et a pu mettre le feu à son esprit révolutionnaire, et à travers cela, elle a passé le flambeau avec l’assurance qu’il ne sera pas éteint. La voix puissante de Nawal El Saadawi retentira toujours. 

Dr Saadawi “Rest in power, sisterhood, and books” Elif Shafak

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