Les GAFAMI : Une menace pour la souveraineté des États ?

Analyse de Josette Ramarojaona, rédactrice et Romy Kehdi, rédactrice

Decembre 22, 2020

Considéré comme le « gagnant de la crise », Jeff Bezos, directeur général d'Amazon, s’est enrichi grâce à la pandémie de la COVID-19. The Guardian note un chiffre incroyable de 11 000 dollars de ventes par seconde. Toutefois, Bezos n’est pas le seul à profiter de la crise : à ses côtés, les géants de la Tech se trouvent d’autant plus renforcés.

Ces géants, aussi connus sous l’acronyme GAFAMI, regroupent Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft et IBM. Des entreprises, dont l’âge moyen ne dépasse pas les cinquante ans, sont aujourd’hui au cœur de débats internationaux.

Toutefois, la question se pose de savoir si elles n’empiéteraient pas sur la souveraineté, prérogative exclusive que détient chaque État sur son territoire et à l'international.

La question a d’autant plus d’intérêt étant donné que Facebook (avec deux milliards d’utilisateurs dont 1.2 sont actifs par jour) serait « le troisième pays au monde », avec une population qui suit de près celles de l’Inde et de la Chine.

En 2017, le Danemark va même jusqu’à envoyer un ambassadeur aux GAFAMI. Le ministre danois des affaires étrangères affirme d’ailleurs que ces entreprises « ont autant d’effet sur le Danemark que des pays entiers ». The Financial Times l’a en effet admis en disant que, dans l’hypothèse où Facebook et Google seraient des États, ils auraient presque fait partie du G20, aux côtés des vingt économies mondiales les plus puissantes.

Pas encore de vrais États, il ne faut quand même pas négliger leur poids démographique, économique et politique. Les GAFAMI s’imposent à travers les réseaux sociaux à tel point que Facebook envisage de créer une monnaie numérique, leDiem, qui serait disponible dès janvier 2021.

C’est devant ce tableau qu’il semble convenable de parler de la « Silicolonisation » du monde, titre de l’ouvrage d’Éric Sadin, philosophe et écrivain français, qu’on peut d’ailleurs trouver sur Amazon.

Le traitement discrétionnaire et non encadré des données personnelles par les GAFAMI est une thématique urgente qu’il convient de traiter par le prisme juridique. En effet, il est nécessaire d’éviter toutes dérives et manipulations des données des utilisateurs. Il s’agit donc de garantir les droits et libertés fondamentales aux utilisateurs, et notamment le respect à la vie privée.

Cependant, il n’existe pas à l’heure actuelle de consensus juridique international. En effet, ces grandes entreprises ont recours aux intelligences artificielles et divers autres programmes intelligents, comme les algorithmes pour traiter au mieux l’ensemble de nos données. Par exemple, sans pour autant être un GAFAMI, Netflix fonctionne selon un système de personnification des algorithmes et de recommandations. Netflix arrive ainsi à nous proposer un programme à regarder en fonction des résultats d’une analyse comportementale. Elle est réalisée par son algorithme basé sur le « machine learning ». La suggestion « recommandé pour vous à ...% » correspond à notre niveau de proximité de ce contenu avec notre personnalité et notre profil. Ce résultat - qui traduit nos goûts pour tel ou tel programme - se base sur un ensemble de données recueillies par l’algorithme. Il s’agit notamment du temps que nous passons à regarder un film ou une série, notre navigation sur le site, historique, nos abonnements, likes, etc… L’utilisateur consent à ce que l’on utilise ses données pour lui proposer un contenu plus ciblé.

Néanmoins, l’utilisation des données par les GAFAMI peut dépasser le cadre d’une simple recommandation « inoffensive » et prendre des proportions plus grandes. En ce sens, nos données peuvent être l’objet d’une manipulation dangereuse, mettant à mal les principes fondamentaux de l’État de droit.   

À ce titre, citons l’exemple du Scandale de l’affaire Cambridge Analytica, entreprise spécialisée dans l’analyse des données et le conseil de la communication. Lors des élections américaines de 2016, elle a mis au point un quizz qui permettait implicitement de récupérer les informations personnelles des participants, ainsi que de tous leurs amis Facebook. Il s’agit d’une fuite de données massive de 50 millions de personnes, résultant d’un manque de sécurité quant à l’utilisation des informations personnelles des adhérents de Facebook. Ceci constitue une atteinte flagrante et injustifiée à leur vie privée.  L’entreprise a donc manipulé l’ensemble de ces données, en influençant les utilisateurs à voter pour Donald Trump par réseau d’amis. Ce procédé d’influence et de manipulation s’est également produit dans le cadre du Brexit. La conséquence étant que la liberté de choisir ses représentants, corollaire fondamental d’un État démocratique, est fragilisée par l’utilisation et le détournement illicite de nos données.

Qui n’a jamais trouvé étrange le fait de parler d’un sujet entre amis, et de se le voir proposer plus tard par des publicités sur Facebook ou Google?

Il existe un véritable vide juridique concernant l’enregistrement des conversations à l’insu des utilisateurs de certains produits technologiques. Les appareils connectés au Cloud, comme les assistants vocaux, ou encore nos smartphones, peuvent être de véritables intrus dans nos vies, invitant les GAFAMI au plus profond de notre intimité.

En outre, « chaque utilisateur doit intégrer que ses requêtes vocales sont enregistrées dans le cloud, de la même manière qu’elles le seraient s’il les tapait au clavier dans certains moteurs de recherche » indiquait la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) en 2017. Une autre problématique est ici mise en lumière, à savoir la mise sur écoute des utilisateurs Amazon par l’assistant vocal Alexa. En effet, il a été prouvé que cet assistant intelligent ne fait pas qu’enregistrer les diverses commandes vocales, mais enregistre aussi les conversations des utilisateurs à leur insu. « Alexa » transmet par la suite toutes ces informations à des centres  d’écoute qui traitent l’ensemble de ces données afin de perfectionner le système de reconnaissance vocale d’Amazon. Encore une fois, les utilisateurs se retrouvent victimes du fonctionnement d’un produit issu des GAFAMI. Notons que l’État n’a pas la mainmise sur les données collectées par ces appareils, laissant ainsi aux responsables une grande marge de manœuvre quant à leur utilisation.  

L’enjeu majeur de la protection et l’utilisation des données des utilisateurs ne peut aboutir que si l’on régularise efficacement leur stockage. Les données peuvent dès aujourd’hui être perçues comme la nouvelle monnaie d’échange de notre siècle et nécessitent donc un encadrement rigoureux.

La tâche n’est pas simple, les GAFAMI vont installer leurs « Datacenters », infrastructures regroupant l’ensemble des données collectées dans le pays où la réglementation est la moins contraignante. Ainsi, le stockage des données peut traverser les États et dépasser la notion de frontières. Les GAFAMI, loin d'être de vrais États, profitent de leur statut pour transcender les limites territoriales.

Pour restreindre cette prérogative, les États se prévalent d’instruments juridiques pertinents. En ce sens, la Cour de Justice de l’Union Européenne a rendu le 16 juillet 2020, un arrêt interdisant le transfert des données personnelles des ressortissants de l’Union vers les États Unis. Cette décision met fin à l’accord “Privacy Shield’’ (« bouclier de protection des données »)

De plus, l’UE met en place un ensemble de limites juridiques face aux dérives des utilisations des données. Le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) en date du 25 mai 2018 sert d’encadrement numérique. Il vise à protéger les utilisateurs en posant deux principes importants. Tout d’abord, il les responsabilise en requérant leur consentement exprès via l’acceptation des cookies, par exemple. Ensuite, il met en place une politique de transparence avec les sites Internet et autres acteurs du numérique, en imposant d’expliquer via les Conditions Générales d’Utilisations, l’usage des données personnelles. 

Par ailleurs, les États peuvent agir encore plus concrètement, comme la Chine qui a mis en place une politique de protection numérique avec une interdiction de l’implantation de Google sur son territoire. Elle contrôle ainsi les réseaux qui passent par Internet. Cet acte, pouvant être interprété comme une protection des citoyens, penche plutôt vers une limitation de leur libre accès à Internet. 

Outre cette base énorme de données menaçant la sécurité internationale, les GAFAMI possèdent de vrais monopoles dans leurs domaines respectifs. Cependant Apple voit un net recul récemment pour arriver à la quatrième place dans le marché des smartphones. Ce classement ne pourra influencer la firme, qui reste la première entreprise privée américaine à franchir le cap des milliards de dollars investis en bourse, dépassant ainsi le PIB de la Turquie, 17ème puissance économique.

C’est ainsi que leur monopole empiète sur les petites entreprises se trouvant dans l’incapacité d’évoluer dans l’ombre des GAFAMI. « Ils ont écrasé la concurrence », l’affirme Elizabeth Warren. En effet, lorsqu’on recherche un produit sur Amazon, on ne tombe pas forcément sur le plus pertinent mais sur le plus rentable pour la firme. Google a par ailleurs été accusé de valoriser les grandes entreprises dans ses publicités, et Facebook a un algorithme qui ne met pas les pages « entreprise » en priorité.

On ne peut toutefois négliger le nombre énorme d’emplois que créent les GAFAMI. Néanmoins, cette révolution technologique ne profite pas à tous. Les firmes optant pour une optimisation fiscale siègent à Dublin et bénéficient donc d’un paradis fiscal, on parle du « Double Irlandais». C’est dans ce contexte que l’Union Européenne envisage d'imposer une «taxe GAFA » à quatre de ces puissances.

Notons aussi que d’autres firmes ont pu s’élever à un rang notable. On cite d’abord les NATU comportant Netflix, Airbnb, Tesla et Uber, entreprises toujours très jeunes. L'hégémonie des GAFAMI ne les empêche pas de gagner en puissance mais l’exemple n’est pas pertinent. En effet, les NATU et les GAFAMI relèvent de domaines différents et ne sont donc pas en concurrence directe. Loin du ciel californien, se sont aussi développés des GAFA chinois -les BATX- qui regroupent Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi. Dominant le marché chinois, ils sont encore incomparables avec la puissance des GAFAMI à l'échelle internationale.

Ainsi, l’emprise des GAFAMI sur les piliers de l’intelligence artificielle et sur le marché mondial est à encadrer pour assurer le respect de la souveraineté étatique. Même si on ne peut toujours pas les qualifier d’État à proprement parler ils ne rentrent pas dans la définition reconnue de l’État comportant ses trois éléments constitutifs (territoire, population, pouvoir politique) - les GAFAMI arrivent presque à créer de vrais États virtuels et c’est pourquoi il s'avère nécessaire de limiter leur puissance.

Néanmoins, au vu de leur poids économique remarquable, toute sanction monétaire à leur encontre serait négligeable, ne constituant chacune qu’une infime partie de leur chiffre d’affaires.  

Un programme de partenariat exclusif pour la coédition articles et analyses de droit de ELSA, Lyon et The Phoenix Daily

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