Mesures de lutte contre la Covid-19: une dérive sécuritaire attentatoire aux libertés fondamentales ?

Analyse juridique de Zeina Dagher et Léana Clerc

Février 10, 2021

Lorsque le fameux roman dystopique 1984 est paru en 1949, George Orwell ne s’imaginait probablement pas qu’il effleurerait notre réalité cinquante ans plus tard. En effet, on ne cesse d’entendre parler des moyens de surveillance de l'État sur les citoyens, de collecte de données personnelles, de manipulations des populations par les réseaux sociaux, allant même à faire des blagues sur des agents de services gouvernementaux qui nous surveillent par les caméras de nos smartphones… Depuis le début des années 2000, les États ont renforcé leur arsenal sécuritaire pour faire face aux nouveaux enjeux liés au terrorisme ou au développement du numérique. Cette tendance se constate encore plus clairement depuis le début de la pandémie de la Covid-19, événement ayant entraîné la mise en place de mesures strictes, parfois restrictives des libertés. Ces mesures sont certes nécessaires, mais l’on constate aussi que beaucoup d’entre elles pourraient s’ancrer dans le droit commun et devenir ordinaires, bien que des garde-fous essaient de limiter ces dérives, et que les citoyens s’y opposent désormais à l’aide de nouveaux procédés. 

 

La multiplication et la généralisation des mesures sécuritaires

Force est de constater que la société est confrontée à une instabilité caractérisée par l’avènement de nouveaux enjeux en constante évolution et encore difficilement appréhendables. Par conséquent, les pouvoirs publics cherchent à assurer la sécurité de leur population, notamment en renforçant les mesures de surveillance. Néanmoins, cette tendance peut se faire au détriment des droits et libertés les plus fondamentaux.

En France, plusieurs innovations normatives ont suscité de nombreux débats sur les entraves aux libertés fondamentales. Tout d’abord, une proposition de loi adoptée par le Parlement le 13 mai 2020 avait pour objectif de renforcer la contribution des opérateurs numériques à la lutte contre certains contenus manifestement haineux en ligne. En pratique, cette loi prévoyait deux nouvelles obligations à la charge des hébergeurs, de retirer dans un délai d’une heure, les contenus à caractère terroriste ou pédopornographique et ; dans un délai de 24 heures, les contenus à caractère sexuel ou haineux. Toutefois, dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité a priori, le Conseil constitutionnel a censuré la plupart des dispositions de cette loi, en considérant qu’elles portaient une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression. Ensuite, la proposition de loi relative à la sécurité globale, déposée le 20 octobre 2020, fait l’objet de controverses. En effet, ses articles 20, 21, 22, 23 et 24 prévoient respectivement d’élargir l’accès aux images enregistrées par des caméras de vidéoprotection aux policiers municipaux, de déréguler l’utilisation des caméras mobiles portées par les forces de l’ordre, de légaliser la surveillance par drone, de transposer des règles applicables en matière de terrorisme à des actes et comportements de gravités inégales et d’interdire au public de diffuser l’image de policiers. De nombreuses associations, le Commissaire aux droits de l’homme, le Haut-Commissaire aux droits de l’homme, la Commission nationale consultative des droits de l’homme et la Défenseure des droits ont dénoncé une atteinte à la liberté de la presse, à la liberté d’expression, à la liberté de manifester, au droit au respect de la vie privée, mais aussi aux principes d’égalité devant la loi, de nécessité des peines, de proportionnalité et d’individualisation des peines. La Défenseure des droits a d’ailleurs estimé que cette mesure faisait peser des “risques considérables” pour les droits fondamentaux. Enfin, le gouvernement a récemment autorisé l’extension de trois fichiers de police. En effet, par la publication de trois décrets, le 2 décembre 2020, le ministère de l’Intérieur a élargi les personnes pouvant avoir accès aux fichiers PASPGIPASP et EASP. Ces derniers contiendront des éléments sur les “opinions politiques” et les “convictions philosophiques et religieuses”, et plus seulement sur les activités politiques, religieuses et syndicales. Ces décrets visent aussi à renforcer la surveillance sur les réseaux sociaux puisque le fichage de la “pratique et des comportements religieux” ainsi que les “activités sur les réseaux sociaux” est rendu possible. Dans ses avis, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a constaté que le gouvernement n’avait pas suivi ses recommandations, “certaines [données] étant toujours rédigées de manière très large.” Néanmoins, le Conseil d’État a considéré que ces décrets ne portaient pas “une atteinte disproportionnée à la liberté d'opinion, de conscience et de religion [...] et à la liberté syndicale.”

Cette tendance s’observe aussi au Liban, où les mesures de surveillance se sont davantage accentuées depuis le soulèvement populaire du 17 octobre 2019 : à plusieurs occasions, des agents de surveillance libanais ont confisqué les smartphones des manifestants détenus et les ont obligés à leur donner leur mot de passe. Ces mêmes agences de sécurité (entre autres la Direction générale de la sûreté générale (DGSG) et les Forces de sécurité intérieure libanaises (FSI), communément appelées “Moukhabarat”) sont connues pour leur utilisation de logiciels d’espionnage invasifs. En effet, la Lookout and Electronic Frontier Foundation (EFF) a publié en 2018 un rapport révélant que l'existence de “centaines de giga-octets de données exfiltrées”violaient les droits fondamentaux à la vie privée des citoyens libanais, mentionnés tant dans la Constitution que dans les traités ratifiés. Ce rapport a aussi allégué que “Dark Caracal”, un réseau global de cyber-espionnage, aurait été “administré d'un immeuble appartenant à la Direction générale de la sûreté générale à Beyrouth.” En utilisant de simples hackwares et des astuces de fichage très basiques, il aurait pu envahir la correspondance entièrement cryptée sur les réseaux sociaux, tout comme WhatsApp. Le directeur général de la sûreté générale Abbas Ibrahim, connu comme “les yeux et les oreilles de l'État libanais,” a plus tard publié une déclaration réfutant ce rapport. Déjà en décembre 2012, les FSI avaient demandé l’interception et la conservation de tous les SMS envoyés au Liban du 13 septembre au 10 novembre 2012. Les FSI se sont justifiées par leur enquête sur l’attentat survenu le 19 octobre 2012 à Beyrouth, qui a tué Wissam Al Hassan, lequel était à la tête de la branche des renseignements des FSI. Les données exfiltrées comportaient une liste d’abonnés à la 2G et 3G au Liban, y compris des fichiers journaux, adresses IP, noms d'utilisateur, numéros de téléphone, adresses, noms et mots de passe... Mais ce ne sont que quelques exemples d’une longue liste de mesures de surveillance que le gouvernement libanais emploie contre ses citoyens. 

Qu’en dit alors la loi libanaise ? La loi 140/1999 relative à la protection du secret des communications impose le principe du respect de la vie privée des citoyens libanais, sauf en cas d'urgence, comme les activités criminelles. En effet, l'article 9 de cette loi dispose qu’une interception de communications est possible pour une enquête, à condition d’obtenir l'approbation administrative par le ministre de l'Intérieur ou le ministre de la Défense, après que le Premier ministre a ratifié l'acte et les modalités de l'interception. Ce type d'enquête, qui ne peut excéder une période de deux mois, ne peut être autorisé que dans des circonstances exceptionnelles, tels que la lutte contre le terrorisme, le crime organisé ou les menaces à la sécurité de l'État. Cette loi a été mise en application notamment en mars 2014, lorsque le gouvernement a approuvé une proposition permettant aux FSIun accès complet et sans restriction aux données de communications électroniques de tout citoyen libanais. Le juge Awny Ramadan, chef de la Cour des comptes libanaise, a déclaré que cette demande constitue une violation de la loi 99/140 étant donné que chaque citoyen ne peut être suspecté d'un crime. De plus, la décision autorisait un accès complet pendant une période de six mois, bien au-delà des deux mois réglementaires. 

En théorie, cette loi apporte donc toute la protection nécessaire contre tout procédé invasif. Néanmoins, son application en pratique pose problème, car n'importe lequel de ces crimes peut facilement être associé à des militants ou à des dissidents, et les tribunaux chargés de surveiller sa bonne application ne sont pas rigoureux. En effet, une commission judiciaire indépendante est chargée de superviser les pratiques de surveillance en vertu de l'article 16, mais cela se produit rarement. Selon des informations fournies par Al-Akhbar, il apparaît que le rôle réel du pouvoir judiciaire dans l'autorisation ou la supervision de l'autorisation administrative d'interceptions n'est que symbolique. Effectivement, le Premier ministre contourne régulièrement l'exigence d'une autorisation judiciaire en autorisant lui-même directement les interceptions. De plus, des sources judiciaires et parlementaires ont déclaré à al-Akhbar que « tous les services de sécurité, sans exception, continuent d'exploiter illégalement leurs propres divisions d'écoute électronique de nature et de portée inconnues... Cela signifie qu'il n'y a aucun obstacle à ce que les services de sécurité écoutent les libanais sans aucun contrôle légal. »

La généralisation des mesures attentatoires aux libertés et visant à assurer la sécurité nationale est un phénomène de plus en plus dénoncé. Le Professeur de droit public Patrick Wachsmann considère que « [la dégradation des libertés] s'opère souvent insidieusement, par petites touches, et obéit à un mouvement continu, qui a pour caractéristique de ne jamais se réparer, nonobstant les alternances politiques. Il suffit qu'apparaissent de nouvelles menaces : terrorisme meurtrier, pandémie, perturbations économiques [...] pour que l'on cède immédiatement et sans débat approfondi sur les libertés. »

 

Une tendance renforcée par la crise sanitaire

La crise de la Covid-19 n’a fait qu’exacerber ce phénomène. En effet, certaines des mesures prises pour lutter contre la pandémie restent très contestées en raison des restrictions qu’elles impliquent. En premier lieu, l’article L. 3131-15 de la loi du 23 mars 2020, créant l’état d’urgence sanitaire, fixe une liste de mesures offrant au Premier ministre, au ministre de la Santé et aux préfets, des pouvoirs de police d’une ampleur inégalée depuis la loi de police sanitaire de 1822. Pourtant, d’aucuns considèrent que la création d’un nouvel état d’urgence n’était pas nécessaire puisqu’il aurait été possible d’utiliser les dispositions existantes du Code de la santé publique. De même, il aurait pu être envisageable de mobiliser le régime exceptionnel de l’état d’urgence sécuritaire car la condition de sa mise en place pouvait être remplie pour une pandémie et donner des pouvoirs de police pour limiter la liberté de circulation des personnes. Enfin, il aurait pu être prévu de compléter les dispositions existantes du Code de la santé publique pour les adapter au contexte. En tout état de cause, ce nouvel état d’exception s’est accompagné d’autres mesures portant atteinte à des libertés fondamentales. Par exemple, des caméras thermiques fixes avaient été placées à l’entrée d’un bâtiment municipal et dans des bâtiments scolaires d’une commune afin de contrôler la température corporelle des personnes. Or, le juge administratif, saisi d’un référé-liberté, a estimé qu’en l’absence de texte justifiant l’utilisation de ces caméras et de consentement des personnes fréquentant ces locaux, les conditions n’étaient pas remplies pour permettre un tel traitement des données à caractère personnel. De même, le Conseil d'État a enjoint l’État de cesser la surveillance par drones du respect des règles sanitaires à Paris, car leur zoom optique permettait de « collecter des données identifiantes ». Enfin, un décret pris par le Premier ministre imposait l’accord d’une autorisation préfectorale préalable pour manifester, afin de vérifier que les mesures barrières soient respectées lors des rassemblements. La juridiction administrative a cependant considéré que l’obligation d’obtenir une autorisation de manifester était excessive dans la mesure où le contrôle du respect des mesures barrières présente une “complexité particulière” et que, dans le cadre du droit commun, non seulement la liberté de manifester n’est soumise qu’à déclaration, mais le préfet peut déjà interdire les rassemblements qui risquent de troubler l’ordre public.

Au Liban, le Parlement n’a pas voté de loi d’urgence sanitaire. Les décisions quant au coronavirus sont donc prises par le Premier ministre. Elles sont fondées sur le décret-loi nº102/1983 sur la défense nationale, dont l’article 2 permet d’adopter des mesures de surveillance renforcée et de mobilisation générale (dont le confinement) par décret pris en Conseil des ministres. Elles sont aussi fondées sur la stratégie de lutte contre le Coronavirus du 10 mars 2020, adoptée par le ministère de la Santé publique. Ainsi, plusieurs mesures ont été imposées par les autorités : port du masque obligatoire, interdiction de se rassembler, fermetures obligatoires, circulation alternée, couvre-feu, applications Bluetooth (comme « Ensemble contre la Covid-19 »), confinements… La violation de ces mesures est lourdement sanctionnée, en allant d’amendes à la prison. 

Ces mesures portent clairement atteinte aux droits des libanais - droit à la libre circulation, droit au travail, et même droit à la dignité - car elles détériorent davantage la situation économique déjà précaire du pays : en effet, la qualité de vie de beaucoup de libanais est désormais sous le seuil de pauvreté. Cependant, aucune juridiction (Conseil d’État ou Conseil constitutionnel) ne s’est encore prononcée sur les possibles abus émanant de telles mesures.

L’on constate donc que les mesures prises pour lutter contre la Covid-19 peuvent restreindre de manière disproportionnée certains droits et libertés fondamentaux. Toutefois, les juridictions et autorités administratives permettent parfois de limiter ces atteintes.

La contestation grandissante contre les mesures de restriction des libertés 

Face au renforcement des mesures restrictives des libertés, et plus encore depuis l’émergence de la pandémie, certains citoyens n’hésitent plus à montrer leur désaccord, voire leur méfiance, envers les gouvernements. 

En effet, fin octobre 2020, des manifestations furent organisées dans plusieurs villes de France pour protester contre le second reconfinement. De même, des rassemblements ont eu lieu pour contester l'interdiction des cérémonies religieuses dans les lieux de culte, la fermeture des lieux culturels, des restaurants ou encore des universités. Si ces initiatives amènent parfois les pouvoirs publics à alléger les mesures, la nécessité de contenir l’épidémie demeure la priorité. Par conséquent, « un risque de désobéissance civile existe » comme le relève un éditorial du journal Le Monde. Un restaurateur de Nice a ainsi décidé d’ouvrir son établissement en signe de « résistance », obligeant la police à intervenir. Ce genre de manifestations se déroule d’ailleurs dans d’autres pays, comme aux Pays-Bas, en Espagne ou au Danemark.

Elles sont d’autant plus violentes au Liban, où les manifestants voient clair dans le jeu des politiciens : l’État libanais cache une tendance autoritaire derrière les mesures sanitaires qu’il impose, notamment le confinement d’un mois, imposé à partir de janvier 2021. En effet, il n’y a pas plus d’une semaine, les manifestations anti-confinement battaient leur plein à Tripoli, grande ville au nord du Liban, où l’on estime que 400 personnes ont été blessées et un homme a perdu la vie, touché par des balles des forces de l’ordre. La mairie de la ville n’a pas non plus survécu aux événements, ayant été totalement brûlée. Cependant, cette colère n’est pas injustifiée : Tripoli - ville particulièrement pauvre malgré les dizaines de millionnaires qu’elle compte - subit le plus les conséquences économiques du confinement imposé depuis le 14 janvier – un confinement qualifié des plus stricts au monde – et les aides que le gouvernement promet sont insignifiantes devant le poids des détresses. Dans cette ville cruellement rongée par la corruption et la négligence des responsables, un choix s’impose aux habitants : mourir de la Covid-19 ou mourir de faim.

Si le développement de mesures sécuritaires peut paraître utile, voire nécessaire dans certains cas particuliers, les généraliser limiterait fortement l’exercice de nombreuses libertés fondamentales. Or, face à cette situation, la confiance d’une partie de la population envers les pouvoirs publics s’effrite de plus en plus.

Le danger serait donc d’entrer dans un cercle vicieux de défiance des citoyens envers leur État, et de celui-ci envers sa population.

Un programme de partenariat exclusif pour la coédition articles et analyses de droit de ELSA, Lyon et The Phoenix Daily

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