La contrefaçon : atteinte aux droits de propriété intellectuelle, mais pas que

Analyse de Zeina Dagher, rédactrice et Philomène Dubois, rédactrice

Janvier 15, 2021

Cela fait presque un an que le monde entier peine à s'adapter à un phénomène sans précédent : la pandémie du coronavirus. Nous pourrions bien être au bout du tunnel avec plusieurs vaccins qui, ayant obtenu l’approbation des États et Autorités de santé, commencent à circuler ; mais entre les convaincus et les sceptiques, il y a ceux qui cherchent à profiter de l'atmosphère de crainte et de chaos pour réaliser des gains. 

 

En effet, le 4 décembre dernier, Europol a publié un document dans lequel l’organisation alertait les États membres et tiers quant à d’éventuels « faux vaccins contre la Covid-19 » qui seraient un risque pour la santé publique. Il s’agit en fait de vaccins et plus largement de produits pharmaceutiques contrefaits. Si l’exemple souvent retenu est celui de sacs à main de marque contrefaits, la contrefaçon, dont on entend régulièrement parler sans savoir forcément ce qu’elle signifie, correspond en effet à « la reproduction, l’imitation ou l’utilisation totale ou partielle d’un droit de propriété intellectuelle sans l’autorisation de son propriétaire » (INPI).

 

C’est bien dans cette dernière partie de définition que se trouve le propre de la propriété intellectuelle ; le droit de propriété intellectuelle constitue en effet le monopole de son titulaire et il appartient à lui seul de décider de l’usage qu’il fait de la création. La matière se divise en deux "sous-catégories" : le droit de la propriété littéraire et artistique (droits d'auteur et droits voisins) et le droit de la propriété industrielle (brevets, marques, dessins et modèles, etc.). Les droits d’auteur d’une œuvre littéraire par exemple peuvent être cédés à une maison d’édition en vue de sa publication à la condition que l’auteur donne son consentement exprès, matérialisé dans un contrat d’édition. L’exploitation d’un brevet – dans le domaine pharmaceutique par exemple – peut-être concédée à travers un contrat de licence d’exploitation. Toutefois, en dehors des hypothèses dans lesquelles le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle donne expressément son accord afin que l’œuvre littéraire soit publiée, ou encore que le logiciel ou le brevet fasse l’objet d’une exploitation tierce, toute utilisation faite sans l’accord de celui-ci est constitutive d’une contrefaçon. 

 

Le document d’Europol mentionné ci-dessus est une publication parmi tant d’autres, relative aux atteintes aux droits de propriété intellectuelle. Elle est d’une actualité alarmante, et ce, parce qu’elle est l’exemple parfait de ce qui se cache derrière la contrefaçon : au-delà d’être une atteinte aux droits de propriété intellectuelle, elle est un fardeau pour les économies et un aspect peu connu des atteintes aux droits de l’Homme.

 

 

LA CONTREFAÇON : ATTEINTE AUX DROITS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE

Au Liban, la contrefaçon est si intimement liée à la vie quotidienne que l’on oublie qu’elle est illégale. En effet, des marchés comme ceux de Dora ou Souk-El-Ahad sont pleins à craquer de produits contrefaits, et les classes moyenne et inférieure libanaises n’hésitent pas à les fréquenter. Il est aussi habituel d’acheter les films et séries en DVDs copiés à 2000 L.L. l’un (le prix d’un paquet de chewing-gum), pirater les logiciels informatiques comme Microsoft pour les installer gratuitement, pirater des jeux vidéo par le biais de réseaux Internet illégaux … Les livres et ouvrages ne font pas exception non plus, ni même dans les universités où il est commun d’en retrouver des photocopies non autorisées à l’intérieur comme à l’extérieur des campus. La contrefaçon libanaise touche aussi un secteur qui pose un danger pour la santé publique : les médicaments. 

Il n’existe pas pour l’instant de chiffres complets et actualisés pour mesurer la taille du marché de la contrefaçon au Liban, et la dernière estimation des pertes du gouvernement libanais causées par la contrefaçon remonte à 2003 : 75 à 100 millions de dollars par an à l’époque, selon le cabinet PricewaterhouseCoopers. Cependant, selon les compagnies pharmaceutiques locales, un médicament sur dix est issu de la contrefaçon. En 2019, le Liban a  été rétrogradé à la 108e place sur 125 pays du monde (11e sur 14 dans la zone MENA), au dernier classement de l’indice international des droits de propriété 2018, publié par Property Rights Alliance (IIPA). La représentation spéciale américaine au commerce extérieur (USTR) a en outre maintenu l’État libanais dans sa « Watch List » des 23 pays à surveiller, publiée avec son rapport annuel sur l’état de la protection de la propriété intellectuelle (le Special 301 Report). Le Liban y figure depuis 2007. Enfin, dans un rapport publié en 2018, l’association américaine de défense des développeurs de logiciels propriétaires, Business Software Alliance, a affirmé que 69 % des logiciels informatiques installés par des utilisateurs sur le territoire libanais en 2017 étaient piratés (contre 70 % en 2015).

L’économie libanaise souffre donc de la contrefaçon qui, en plus d’être dangereuse, met un frein à l’innovation, fait perdre à l’État des gains éventuels (car les produits contrefaits échappent généralement à la taxation), et dissuade les cerveaux et entreprises d’investir dans le pays. La contrefaçon est d’autant plus soutenue que la crise économique se fait sentir par les libanais : on ne peut plus se payer les marques et les procédés légaux d’obtention des services.

Il est alors possible de se demander : n’y a-t-il pas de lois libanaises qui protègent la propriété intellectuelle ? La réponse est positive, mais ces lois sont insuffisantes. Le Liban était le premier pays du Moyen-Orient à adopter une loi qui protège la propriété intellectuelle (littéraire et artistique, ainsi qu’industrielle), avec  l’arrêté numéro 2385 de 1924, qui datait du mandat français. Cet arrêté n’était cependant plus adapté aux développements de la technologie moderne dans les domaines de l'informatique, des télécommunications, et la télévision, et ne permettait pas de sanctionner les violations des droits de propriété intellectuelle qui en découlent. Une nouvelle loi était donc nécessaire, notamment depuis l’adhésion du Liban à la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, ainsi qu’à la Convention de Rome de 1961. D’autant plus que le Liban cherchait à adhérer plus rapidement à l’Organisation mondiale du commerce l’(OMC), et de se conformer aux Accords sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC). 

Ainsi, le Parlement vote en 1999 la loi numéro 75 sur la protection de la propriété littéraire et artistique, soit sur les droits d’auteur, se conformant au Traité de l’OMPI sur le droit d’auteur qu’il avait signé, et s’inspirant largement du droit français. Néanmoins, malgré le fait que cette loi est plus adaptée à notre temps et impose des sanctions assez sérieuses, elle demeure lettre morte en raison d’une inactivité et d’un caractère peu dissuasif de la justice dans le domaine, ainsi que du manque de moyens du département de la propriété intellectuelle au ministère de l’Économie. 

Du côté de la propriété industrielle, les marques sont encore régies par la loi de 1924, qui est largement dépassée. Une loi numéro 240 votée en 2000 a modernisé le domaine des brevets (dont ceux sur les produits pharmaceutiques), ainsi qu’une loi numéro 4 de 2005 sur les brevets, dessins et modèles industriels ; mais aujourd’hui, pour qu’une marque ou un dessin soit protégé au Liban, il faut qu’il soit enregistré par « dépôt », qui coûte 400 dollars au minimum et ne crée qu’une présomption de propriété. Ainsi, si l’on veut s’y opposer, il faut se tourner vers la justice, procédure longue et difficile. La facilitation de ce recours, le renforcement et la modernisation des mesures en matière de propriété intellectuelle figuraient dans plusieurs lois préparées par le Parlement en 2007, mais n’ont toujours pas été votées.

En Europe, il existe divers organismes chargés de mener des études concernant les atteintes aux droits de propriété intellectuelle, de veiller à ce que celles-ci cessent, et en parallèle, de proposer un cadre législatif adapté notamment aux évolutions technologiques qui rendent la lutte anti-contrefaçon d’autant plus complexe. 

 

La lutte anti-contrefaçon devrait constituer une priorité pour les gouvernements européens et ce parce que les secteurs dans lesquels les droits de propriété intellectuelle sont les plus présents contribuent au PIB de l’Union européenne à hauteur de 39% tel qu’indiqué par l’Observatoire européen. Les atteintes aux droits qui en découlent engendrent par conséquent un manque à gagner pour les entreprises comme pour les États (8 milliards d’euros chaque année en France, les industries les plus touchées en Europe étant celles du commerce des smartphones, des produits agrochimiques et pesticides ainsi que des produits pharmaceutiques). Outre les revenus perdus, l’Observatoire met en avant les emplois qui se trouvent directement ou indirectement affectés. 

 

En France comme en Europe, la contrefaçon, en plus d’ouvrir la possibilité d’une action civile en cessation et en indemnisation du préjudice, constitue un délit au plan pénal, tant pour le contrefacteur et ses complices que pour la personne ayant fait l’acquisition d’une contrefaçon. Dès lors, comment se fait-il que les chiffres soient si importants, et notamment au niveau des importations (6,8% équivalents à 121 milliards d’euros parmi lesquels des jouets et jeux, des montres, des chaussures et sacs à main, etc.) ? 

 

En premier lieu, il s’agit de souligner qu’en l’absence de sensibilisation du consommateur, il est difficile de lutter contre ce fléau. En effet, si la plupart des européens se disent conscients de l’importance du respect des droits de propriété intellectuelle, la majorité admet acheter sciemment ou non des produits contrefaits, parce qu’ils sont moins chers et parfois plus accessibles. En second lieu, l’UNIFAB (Union des Fabricants) a eu l’occasion de relever la législation pénale française trop peu dissuasive, notamment pour les organisations de contrefacteurs qui bénéficient de moyens très importants et pour qui une amende de 300 000 à 500 000 euros ne fait pas peur, étant bien inférieure à celle risquée pour le trafic de drogue

 

Il faudrait donc multiplier les efforts de sensibilisation à des fins de prévention en parallèle d’une législation plus stricte qui pourrait alors véritablement dissuader les contrefacteurs ; car bien que les États européens semblent se coordonner dans la lutte anti-contrefaçon, il faut souligner un manque d’effectivité des mesures dès lors que les chiffres relatifs aux importations de produits contrefaits apparaissent si élevés. L’une des raisons est due à l’organisation toujours plus accrue des réseaux de contrefacteurs qui permet de contourner les saisies douanières. Ainsi, certains produits inachevés passeraient les contrôles douaniers sans difficulté pour ensuite être complétés au sein même de l’Union européenne, la libre circulation rendant plus aisé le passage d’un État membre à un autre. De plus, le développement du e-commerce rend le travail des douaniers d’autant plus délicat que les contrefacteurs s’arrangent pour passer entre les mailles du filet. Il ne faut pas non plus oublier la part de contrefaçons produites sur le territoire même de l’Union européenne

 

Si en théorie les atteintes aux droits de propriété intellectuelle sont sanctionnées, la lutte anti-contrefaçon est rendue extrêmement complexe par manque de moyens, parce que les États ne mettent pas suffisamment en œuvre les mesures pourtant adoptées et parce que les réseaux de contrefacteurs apparaissent de plus en plus organisés.

 

FINANCEMENT D’ENTREPRISES TERRORISTES, DROITS DE L’HOMME ET SANTÉ PUBLIQUE

Il a été établi un lien important entre contrefaçon et financement d’entreprises terroristes. En effet, la production et la vente de contrefaçons constitueraient la deuxième source de revenus criminels au monde et le revenu privilégié des organisations terroristes car celles-ci rapportent beaucoup, pour peu d’investissements et de risques, et sont largement facilitées par la mondialisation. À cet égard, l’UNIFAB, dans un rapport de 2018 intitulé “Contrefaçon et terrorisme” (cf. supra), a pu lister les différentes organisations terroristes impliquées dans le trafic de contrefaçons.

Dans les usines où sont fabriqués les faux, les ouvriers sont les premières victimes de la contrefaçon, où ils sont fréquemment exploités. En contrepartie d’une rémunération très basse, ils opèrent souvent dans un environnement de travail médiocre et sont exposés en permanence à des facteurs de risque pour leur santé et leur sécurité. En effet, plusieurs organisations internationales de protection des droits de l’Homme ont relevé des cas où des migrants, introduits clandestinement dans un pays, sont contraints de vendre des produits contrefaits. Europol a relié ces migrants clandestins à des groupes criminels organisés : « La majorité des produits contrefaits sont distribués via des marchés informels et des ventes dans les rues. Plusieurs de ces marchés sont contrôlés par des groupes criminels organisés. Il est connu que les immigrés clandestins, souvent originaires d'Afrique ou d'Asie, ont été contraints par ceux qui leur ont facilité le passage de distribuer ces produits contrefaits ». Les salaires perçus par les ouvriers de la contrefaçon ne sont certainement pas équivalents à leurs efforts, et leur permettent encore moins de maintenir un niveau de vie digne. En effet, seuls 4 des 10 pays qui sont présumés compter le plus d'« ateliers de misère», payent leurs salariés plus d’un dollar par heure. Il convient d’ajouter qu’il est très fréquent de retrouver des enfants travailler des heures dans ces usines. La journaliste Dana Thomas raconte : « personne ne prononce un mot, pas un son, quand je raconte le raid que j'ai effectué avec la police chinoise dans un immeuble à Guangzhou et ce que nous avons découvert en entrant : deux douzaines d'enfants tristes, fatigués et sales, âgés de 8 à 14 ans, faisant de faux sacs à main Dunhill, Versace et Hugo Boss sur de vieilles machines à coudre rouillées. C'était comme quelque chose de Dickens, Oliver Twist au 21ème siècle. »

En outre, l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) ne cesse de rappeler les dangers des atteintes au droit d’auteur et de la contrefaçon des marques dans le cadre de la condition des travailleurs. Toujours est-il, ce secteur-là est la bouée de secours d’une grande partie des rangs inférieurs de la société : elle leur fournit emploi et rémunération. Cependant, les salaires sont très souvent bas, et les conditions de travail sont aussi mauvaises que dangereuses. 

Les ouvriers de la contrefaçon, déjà vulnérables socialement, ne peuvent espérer une protection juridique solide. En effet, l’OMPI explique que la fabrication et la distribution de produits qui violent la propriété intellectuelle sont naturellement illicites, donc s’apparentent au secteur informel qui n’est pas couvert par les dispositifs de protection sociale, que ce soit législation  (le droit du travail), ou programmes d’aide sociale, de retraite… 

Cependant, il est vrai que les conditions de travail au sein des réseaux de contrefaçon ne sont pas si différentes de celles des travailleurs employés par des entreprises dont l’activité est licite, et qui pourtant basent leur production dans des États où elles ont la possibilité d’appliquer des rémunérations très faibles, des horaires de travail inhumains, voire même de faire travailler des mineurs. Cependant, cela n’enlève rien au fait que la lutte anti-contrefaçon d’une part, et celle contre les atteintes aux droits de l’Homme de manière générale d’autre part, sont deux choses également essentielles, et il appartient aux États et aux Organisations Internationales de mettre les moyens adéquats dans la lutte contre l’un et l’autre.

La contrefaçon constitue, en plus d’une atteinte aux droits de l’Homme, un risque pour la santé des consommateurs puisque les produits contrefaits ne respectent pas les normes en vigueur dans les différents États. Le fait que certains produits puissent effectivement nuire à la santé (on pense par exemple aux médicaments ou aux jouets pour enfants) rend d’autant plus urgente la lutte contre la contrefaçon. Les normes concernant la production de produits pharmaceutiques par exemple sont des plus strictes (notamment avec le système d’Autorisation de Mise sur le Marché en Europe) et en produisant des contrefaçons de médicaments, les contrefacteurs y échappent et peuvent donc se permettre d’utiliser des substances inefficaces voire même dangereuses car il ne faut pas oublier que derrière la contrefaçon se cache la recherche du profit, au détriment de la santé publique. 

 

La lutte anti-contrefaçon doit résulter d’une approche holistique : elle doit concerner d’une part les États dont la coopération - notamment dans l’échange d’informations - est cruciale, mais également dont l’adoption de législation et conventions réellement dissuasives est nécessaire. D’autre part, elle doit concerner les acteurs privés (titulaires de droits de propriété intellectuelle et consommateurs). En effet, les titulaires sont les seuls à pouvoir protéger leurs propres droits à travers la demande de saisie des produits contrefaits et l’action en contrefaçon ; de ce fait, une coopération est également requise entre les acteurs privés et les organismes chargés de faire respecter la législation sur le terrain. En outre, le consommateur doit jouer un rôle central et il est primordial de sensibiliser le public à l’importance des droits de propriété intellectuelle et aux aspects peu connus de la contrefaçon.

 

Il s’agit en fait, tel que souligné par l’OCDE, “[d’]inverser pour le contrefacteur le rapport risque/rentabilité” et d’empêcher la recherche de profit dans la production de contrefaçons qui méconnaissent le monopole du titulaire des droits de propriété intellectuelle, et plus particulièrement le cas échéant, du créateur dont l’effort créatif et intellectuel s’est vu récompensé. 

Un programme de partenariat exclusif pour la coédition articles et analyses de droit de ELSA, Lyon et The Phoenix Daily

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