En pleine crise économique au Liban, la cupidité des marchands frappe de nouveau - Comment mettre fin à leurs pratiques illégales, d'un point de vue historique et juridique

Analyse de Zeina Dagher, rédactrice

Mai 4, 2021

Dans le Liban de 2021, il est quasi impossible qu’une journée passe sans qu’on entende maudire la corruption et la cupidité des politiciens, qui ont mené ce pays à sa perte. Ces accusations sont omniprésentes, que ce soit dans les conversations du quotidien, ou sur le journal du soir, sur les réseaux sociaux et dans les groupes WhatsApp - à tel point que nos dirigeants semblent presque immunisés contre elles, à en juger par leur inertie face aux crises par lesquelles le Liban passe. Cependant, il semble que les citoyens aient également suivi l'exemple de leurs dirigeants, s'exploitant impitoyablement les uns les autres en ces temps difficiles : la corruption atteint aussi bien le dirigeant que le citoyen. Oui, vous l’aurez deviné, nous parlons de l'impitoyable cupidité des marchands qui paralyse le pays depuis près d'un an. Les pratiques illégales auxquelles les marchands et les commerçants ont recours pour tirer profit de la misère de ce pays, comme la monopolisation des denrées alimentaires et la manipulation des prix, ont forcé les gens à attendre dans des files interminables, le ventre vide, consacrant leur dernière parcelle de dignité à l'achat du strict nécessaire pour nourrir leurs familles. Ainsi, dans le jeu de "l'absence d'État" au Liban, c'est chaque citoyen pour soi. Mais dans un pays qui supposément respecte l'État de droit, comment de telles pratiques, qui violent les droits les plus fondamentaux de la population, sont-elles si largement autorisées ? En réalité, elles sont lourdement sanctionnées par la loi, mais nous sommes plus que familiers avec la lenteur - voire l'indifférence - des autorités libanaises. Cet article s'attachera à montrer l'histoire des marchands cupides en temps de crise, et comment ils devraient être sanctionnés par la loi libanaise aujourd'hui.  

Tout le monde sait qu'avec la crise économique qui frappe le Liban de plein fouet, les prix ont augmenté à un point tel que les produits de première nécessité ne sont plus abordables pour la grande majorité des classes pauvres et moyennes. Par conséquent, pour aider les citoyens à survivre, les autorités libanaises ont décidé de subventionner une liste de certains produits alimentaires de base (sucre, riz, farine, etc.), afin de maintenir leurs prix à un faible niveau. Vu de loin, cela semblait être une bonne idée. Cependant, en y regardant de plus près, quiconque peut comprendre que cette politique pose des problèmes. En effet, Dr Zuhair Berro, chef de l'Association de protection du consommateur, a déclaré à Al-Akhbar : "Le résultat de cette politique était déjà connu : une accumulation de profits dans les poches des marchands, la monopolisation des marchandises, et son incapacité à atteindre les classes qui la méritent". En bref, la liste comprenait des aliments qui ne sont même pas une nécessité (comme les noix de macadamia, le lait sucré...), les aliments subventionnés sont passés en contrebande en Syrie et même en Suède, et toute cette politique est un jouet entre les mains des marchands locaux. 

Par exemple, certains supermarchés obligent les consommateurs qui ont acheté des produits subventionnés à acheter d'autres produits non subventionnés. D'autres ne vendent qu'une seule denrée du type subventionné. Certains stockent des tonnes d'aliments subventionnés et non subventionnés dans des entrepôts pour les vendre lorsque le prix du dollar augmentera, pour faire plus de profits. Beaucoup maintiennent le prix des articles à un niveau élevé, même lorsque le cours du dollar a baissé. Il existe d'innombrables exemples de pratiques commerciales illégales qui soutiennent l'argument de nombreux économistes, selon lequel la poursuite de cette politique n'est rien d'autre qu'un épuisement inutile des dépôts restants des réserves des libanais et obligatoires auprès de la BDL. Afin d'éviter d'avoir des confrontations récurrentes avec les marchands, un soutien direct aux Libanais dans le besoin (comme des cartes de ravitaillement) serait probablement beaucoup plus efficace. 

Il est déprimant de constater que le comportement des marchands auquel nous assistons aujourd'hui n'est rien d'autre que l'histoire qui se répète. En effet, le même scénario s'est déroulé pendant la famine libanaise de 1915. Confrontés à une grave inflation, les Beyrouthins demandaient à la municipalité d'intervenir directement sur le marché en légiférant et en imposant des prix équitables. La liste de prix qui s'ensuivit comprenait des produits de luxe comme le café et le sucre, mais aussi des produits de première nécessité. La tendance à satisfaire les goûts des classes supérieures n'est pas surprenante, puisque les postes des membres du conseil dépendaient des votes des hommes des classes supérieures et moyennes (marchandes). Par conséquent, le conseil municipal se contentait d'essayer de faire pression sur les marchands, mais ne les forçait pas à adhérer aux prix suggérés et publiés, laissant intentionnellement le marché ouvert à la spéculation et au profit, et ouvrant la porte à un "marché noir". Cela a naturellement donné lieu à de nombreuses critiques, la presse appelant les classes supérieures à partager les sacrifices des pauvres qui ne trouvaient pas de farine abordable. Les marchands accumulaient leurs marchandises et attendaient le moment opportun pour faire un maximum de profit. Parfois, ils attendaient que le marché soit complètement dépourvu du produit, afin que les consommateurs paient ce que leur cupidité exigeait. 

En l'absence de loi, pour mettre fin à ces pratiques, les gens ne pouvaient qu’ en appeler aux marchands et à la moralité des riches. Ce n'est que plus tard, à l’occasion des graves pénuries de kérosène, que le conseil municipal a donné l’ordre de limiter le nombre de bidons de kérosène par magasin/ménage, en envoyant des agents pour fouiller les maisons et les magasins, et confisquer tout bidon excédentaire. Pour éviter toute spéculation et manipulation des prix, il a commencé à vendre lui-même le kérosène depuis ses entrepôts, à des heures précises de la journée. Cette stratégie n’a été appliquée aux produits de première nécessité qu’à l’été 1915, lorsque les menaces de famine et d’émeutes urbaines sont devenues réalité à cause de l’inflation, qui prenait une envergure sans précédent. Sous la pression du public et des autorités militaires de Jamal Pacha, la municipalité a imposé des mesures punitives, telles que des amendes et des peines d'emprisonnement, aux marchands qui vendaient des marchandises au-dessus des prix fixés. En outre, une stratégie a été élaborée : la municipalité achetait du blé ou de la farine, et lorsque la cargaison arrivait à Beyrouth, des policiers attendaient dans les différentes stations de la ville pour la recevoir. Le blé ou la farine étaient ensuite distribués aux vendeurs (qui devaient obtenir la permission de la police) à un prix de gros fixé par la municipalité, et les propriétaires de magasins étaient sommés de vendre les provisions à des prix fixes sous peine de la sanction susmentionnée.

Aujourd'hui, la loi nous dispense de recourir à la morale pour mettre fin à de telles pratiques. Outre le fait que des documents spécifiques sont exigés des marchands qui veulent vendre des produits subventionnés, les consommateurs sont aujourd'hui protégés par la loi sur la protection du consommateur qui a été mise en place en 2005 et actualisée en 2014. Une direction spéciale de la protection du consommateur a également été créée au sein du ministère de l'économie pour aider à sa mise en œuvre avec une application smartphone et une hotline pour recevoir des plaintes. De plus, l'Association de protection du consommateur travaille depuis 1998 pour lutter pour les droits du consommateur au Liban et a été particulièrement active depuis le début de la crise économique, créant une plateforme et une hotline pour recevoir toutes les plaintes des consommateurs. 

Concrètement, et dans notre situation actuelle, les pratiques de monopole alimentaire et de changement de prix sont explicitement sanctionnées par le décret n°. 73 du 9/9/1983 qui réglemente la possession et le commerce des biens, des matériaux et des cultures, et qui a précédé la loi sur la protection du consommateur. Ce décret couvre toujours tout ce que la loi susmentionnée ne couvre pas. Les articles 6 et 7 du décret stipulent que le ministre de l'économie peut fixer la limite maximale des prix des services, les prix de vente des biens, des matériaux et des récoltes, ainsi que le pourcentage maximal des bénéfices réalisés sur leur vente. Les autorités n'imposeront pas un prix unifié des marchandises pour respecter notre économie de marché et ne pas faire subir de pertes aux marchands (ce qui est contre-productif), mais elles peuvent leur faire respecter une marge bénéficiaire maximale. L'article 26 sanctionne ceux qui violent cette marge par des amendes, voire-même par l'emprisonnement si la violation a été répétée. Les articles 8 et 29 sanctionnent de la même manière les marchands qui ne vendent que des marchandises spécifiques (subventionnées) à des clients qui les achètent en quantité spécifique ou avec d'autres marchandises (une pratique que l'on voit beaucoup).  

Quant à la pratique du monopole alimentaire (et d'autres types), la loi 34/1967 est considérée comme celle qui a établi ces monopoles qui contrôlent l'économie libanaise, et elle doit absolument être abolie. Cependant, les marchands qui accumulent des marchandises dans des entrepôts pour les vendre plus tard à un prix plus élevé ou qui pratiquent la spéculation illégale sont sanctionnés par les articles 14, 16 et 34, également d'amendes et d'emprisonnement. Ce ne sont là que quelques exemples de violations que la loi couvre et qui permettent aux autorités de prendre des mesures. En fait, les autorités ont récemment reçu des informations sur le stockage de produits alimentaires subventionnés dans des entrepôts à Bohssas, Zgharta et Koura. Des enquêtes approfondies ont été menées et, le 8 février, les forces de police ont perquisitionné les sites et ont saisi les produits. Les propriétaires ont reçu une amende et les entrepôts ont été scellés avec de la cire rouge, comme l'ont demandé les autorités judiciaires qui supervisent actuellement les enquêtes en cours sur cette affaire.

La loi sur la protection du consommateur ayant été mise en place à une époque où l'on ne pouvait pas prévoir de tels événements, il est aujourd'hui crucial de la mettre à jour, et c’est ce que le ministère de l'économie compte faire. En effet, il a publié sur son site un projet d'amendement au printemps 2020 à l'attention de la population. Selon le ministre de l'économie, cet amendement permet une protection efficace du consommateur avec ce qu’il exige d'un système intégré en termes de surveillance, d'enquête et de sanctions, de sorte que le rôle de la loi sur la protection du consommateur ne se limite pas à contrôler les violations, mais va au-delà grâce à des mesures dissuasives qui limiteront les violations commises contre ses dispositions [...]." Il permet également aux autorités d'imposer des amendes sans avoir à passer par de longues procédures judiciaires. Les amendements relatifs aux pratiques illicites d'aujourd'hui, consécutives à la crise économique, se trouvent aux articles 50, 61, 64, 74, 75 et 104 de ce projet (sans s'y limiter). Ce projet n'a pas encore été approuvé.

Par ailleurs, le Premier ministre par intérim Hassan Diab a ordonné en février aux ministres de la Défense, de l'Intérieur, des Finances et de l'Économie et du Commerce d'élaborer un plan intégré afin de prendre les mesures les plus efficaces et d'appliquer strictement toutes les mesures qui permettraient de lutter contre le monopole, la fraude et la manipulation des prix, en particulier ceux liés aux produits de première nécessité. M. Diab a également demandé un contrôle plus strict de tous les postes et installations frontaliers dans le but de prévenir et de combattre la contrebande, quitte à ce qu'une salle d'opérations conjointe soit créée et qu'elle comprenne des représentants des ministères et des agences de sécurité et militaires concernés par la question. Elle prendrait toutes les mesures opérationnelles et logistiques nécessaires à la mise en œuvre du plan qui sera approuvé par les ministres, avec effet immédiat. Le Premier ministre recevra ensuite un rapport périodique sur l'avancement de la procédure suivie. Cependant, cela ne reste que de l'encre sur du papier.

Enfin, nous avons vu que la loi est présente et capable d'arrêter les pratiques commerciales illicites. Ce qu'il faut, c'est, comme Diab l'a ordonné, un plan unifié et sérieux qui tirerait le meilleur parti de cette loi. En 1915, les autorités ont attendu que la situation se dégrade dangereusement pour prendre des mesures sérieuses. Devrons-nous attendre que les gens meurent de faim pour que des mesures sérieuses soient prises ? Nous ne l’espérons certainement pas, car avec un gouvernement qui a du mal à se former, le pays a les mains liées et l'avenir semble bien sombre. 

This article is translated by Mira El Khawand, translator of The Phoenix Daily.

This article was originally published on April 20th, 2021.

Previous
Previous

Une vue panoramique du conflit sur les frontières maritimes - Entre le Liban et la Syrie: Question abordée à travers différentes perspectives analytiques

Next
Next

Sartre : Au secours - Comment Sartre peut nous aider, maintenant plus que jamais