Comment être citoyen d’un pays que l’on ne connaît pas ?

Critique de Sami Erchoff, Rédacteur

Janvier 26, 2021

Toi, lecteur qui es tombé probablement par hasard sur cette réflexion personnelle, d’où viens-tu ? Quelle est ta nationalité ? Ton lieu de naissance ? Où sont nés tes parents ? Quelle est ta langue maternelle ? 

Comme tu t’en doutes, tes réponses à ces interrogations te permettront d’intégrer un collectif, une catégorie à laquelle tu t’identifies, consciemment ou pas. Au fond, peu importe, l’essentiel est d’intégrer ta personne dans un horizon connu, d’anticiper tes réactions avec les quelques clichés que je possède sur ton pays d’origine. Par ces informations, je peux potentiellement déduire ton comportement de lecteur, tes préférences de consommation, ton niveau de français, ou encore ton opinion politique. 

Cette démarche, aussi spéculative et essentialiste soit-elle, revêt un intérêt non-négligeable, notamment dans les sociétés anciennes marquées par un faible taux de mobilité. Elle permet de fluidifier les relations sociales entre les individus, de diminuer l’incertitude sur le comportement de l’autre, et d’établir des limites et garde-fous à la coopération interpersonnelle. 

Dans nos sociétés de croissance, où le temps est une denrée précieuse et les échelles spatio-temporelles sont bouleversées par une mondialisation effrénée, le recours à l’appartenance nationale constitue un moyen de restaurer ses repères et sa compréhension du monde. Le village planétaire est alors composé de quartiers clairement délimités, chacun peuplé d’une nationalité dotée de ses propres traits distinctifs. L’appartenance nationale, loin de disparaître sous l’assaut des flux transnationaux, se renouvelle selon de nouvelles modalités. 

Cependant, cette entreprise de rationalisation des rapports sociaux pose une problématique majeure dans nos sociétés modernes : Quid des individus dont la nationalité ne correspond pas au lieu de naissance et  de domicile ? Que faire des enfants de la mondialisation, dont l’allégeance semble au premier abord tiraillée entre le pays « d’origine » (celui  de l’un ou des deux parents) et le pays de naissance et de résidence ? Les frontières se brouillent, les catégories se mélangent, et l’incompréhension mène alors à la négation d’une complexité vue comme dérangeante. 

La France - et son histoire -, marquée par un rayonnement international et par la colonisation de vastes parties du globe, a été amenée à faire face à cette problématique en accueillant d’importantes populations issues de ses anciennes colonies mais aussi d’autres contrées, attirées par la prospérité économique et l’image de tolérance et de liberté dont elle jouit. 

Traiter avec l’Autre en dehors de la métropole, ou dans une position de subordonné est une chose. Le considérer comme un citoyen et un semblable, malgré les différences réelles ou fantasmées, en est une autre. 

La reproduction de la hiérarchie identitaire couplée du respect des préceptes de la République, contresens fatal en apparence, représentera alors le socle principal d’une action publique soucieuse de « réconcilier la société », « ouvrir la France à la diversité » tout en « protégeant l’identité nationale ». 

Dans toute cette confusion teintée de populisme, d’orientalisme et de racisme à peine dissimulés, la victime principale est la personne située entre les deux rives, perçue au mieux comme « assimilée », et au pire comme une anomalie : le repli identitaire ne fait pas bon ménage avec le métissage et le multiculturalisme. La France ne rejette pas les métisses qu’elle a engendrés, mais leur demande bien souvent de choisir leur camp.

L’aliénation se manifeste dans d’autres situations bien différentes et parfois non porteuses d’infériorité sociale. L’enfant né à Casablanca de parents « expatriés », éduqué au lycée Lyautey et non locuteur du darija se sentira-t-il marocain, alors que son environnement tout entier le ramène à son identité française ? Mais sera-t-il pour autant français, alors qu’il ne connaît de la France que l’Ambassade et a souvent cultivé davantage de liens affectifs et culturels avec sa terre de résidence qu’avec sa patrie supposée ? L’adolescent dont la mère est diplomate ou le père businessman qui a sillonné le monde et n’a vécu aux États-Unis que l’espace de quelques mois, sentira-t-il qu’il appartient au pays de l’oncle Sam, ou même à un autre pays ? Les exemples se multiplient ainsi et soulignent ce qui est vécu comme un fardeau : le poids de la nationalité, qui interdit les constructions identitaires complexes et subtiles pourtant au cœur de la psyché de ces individus. 

Cette situation est riche en contradictions qui démasquent la superficialité et l’inadéquation du concept d’identité exclusive avec l’inclination naturelle de tout être humain à l’échange, la mixité et la mobilité. Un Libanais ou un Égyptien pourra trouver pertinent d’acquérir le passeport américain ou canadien pour des raisons pratiques, alors qu’il ne cultive qu’une très lointaine relation avec ce pays. D’autre part, un citoyen français, dit « immigré de troisième génération », pourra obtenir la nationalité algérienne, togolaise ou malgache alors qu’il ne conserve de cette appartenance qu’un nom de famille et une vague proximité culturelle. Le descendant d’immigrés marocains en France sera identifié par son faciès, son patronyme, ou encore le lieu de naissance de ses parents comme « issu de la diversité », malgré son ignorance totale de sa supposée culture d’origine. L’adolescent mentionné précédemment sera considéré et traité comme un Américain, avec tous les clichés et opinions que cela implique sur la société et la politique américaine, tandis que l’enfant né et vivant à Casablanca, lui, ne se sentira ni marocain, ni vraiment français, mais sera vu et traité comme un français en raison de sa nationalité.

Cet état de fait engendre de nombreuses injustices juridiques qui entérinent l’aliénation subie au quotidien par ces personnes, entre l'imposition d’une nationalité perçue comme étrangère et la contrainte du choix entre deux nationalités pourtant au cœur de la socialisation de l’individu. De nombreux États ne reconnaissent toujours pas la double nationalité (Pays Bas, Danemark, Norvège, Autriche...) et imposent au naturalisé de renoncer à son autre passeport. Dans les pays qui ne reconnaissent que le droit du sang (ius sanguinis), une pléthore d’individus pourtant nés et résidant dans le pays sont privés de leur nationalité et relégués à une appartenance identitaire qui est celle de leurs ancêtres. En France, le débat fait rage sur la possibilité d’une déchéance de la nationalité pour les Français binationaux, ce qui impliquerait l’apparition d’un traitement différencié entre les citoyens, et donc une rupture de l’égalité pourtant si chère à Marianne. Enfin, lorsque la nationalité d’un pays « occidental » est porteuse de privilèges et de protections, il peut être difficile d’acquérir la double nationalité. En effet, celle-ci est synonyme de l’abandon de la protection consulaire, héritière des « Capitulations » (juridiction extraterritoriale accordée aux ressortissants de certains pays européens par l’Empire ottoman), pour se soumettre à la législation locale souvent perçue comme archaïque ou arbitraire. 

T’es-tu, lecteur, identifié à ce contexte brièvement esquissé ? Peut-être t’identifieras-tu de même aux nombreuses stratégies déployées par ces individus pour préserver une identité écartelée au quotidien. Il s’agit alors de réconcilier le métissage à l’impératif de pureté, obsession humaine s’il en est. Par ce processus, l’homme s'auto-soumet à une profonde violence psychologique, génératrice de dissonances cognitives à la source d’une relation malsaine et viciée avec sa propre identité. « Identités meurtrières», avait évoqué le célèbre Amin Maalouf, dans un essai du même nom.

En d’autres mots, il est demandé de choisir. En France, société conflictuelle par excellence à cet égard, la pression sociale, l’influence des parents et le discours officiel et médiatique produit une rupture entre ceux qui se réclament de leurs racines méconnues, et les avocats de l’« intégration ». Dans tous les cas, ces phénomènes sont le produit d’un rapport artificiel et conflictuel avec sa propre identité, qui se reflète dans la perception de la « culture d’origine ». Celle-ci sera vue, selon les cas, comme archaïque, dépassée, non atteinte par la modernité et dominée par la religion et le conservatisme, ou bien comme idéale, authentique, parfaitement organisée et harmonieuse face à un Occident décadent et impie. Naturellement, ces deux idéaux-types se déclinent de multiples manières selon les circonstances.

Comment se positionner vis-à-vis d’une société dans laquelle nous n’avons jamais vécu ? Quelques bribes d’expérience tirées de vacances passées au pays, de témoignages de la famille, un certain type d’éducation plus ou moins traditionnelle constituent parfois le socle de l’érudition sur le pays « d’origine », en l’absence d’une connaissance en profondeur à travers un séjour de longue durée et la maîtrise complète de la langue locale, écrite et orale. Dans ces conditions, se construire selon ou en opposition à cette culture dont la compréhension est pour le moins lacunaire relève d’un véritable défi. L’importance n’est pas ici de refléter avec exactitude la société dont l’on tire ses racines, mais de répondre à un besoin d’identité face à un environnement qui ramène en permanence à celle-ci. 

Ainsi, le discours de ces individus binationaux, multiculturels, ou métisses sera fréquemment empreint de propos essentialistes, voire orientalistes qui simplifient et déforment une réalité pourtant complexe. Surjouer son identité, la caricaturer, la moquer, imiter ce qu’on pense être une réaction « authentique », s’aligner aux positions géopolitiques de son pays « d’origine », ou encore reprendre les clichés véhiculés par son pays « d’accueil » pour montrer son intégration : tous les moyens sont bons pour se positionner vis-à-vis d’une identité envisagée comme conflictuelle et problématique. Finalement, on assiste à une réinvention de la culture des parents, qui se montrent parfois étonnés par les propos et actions de leur progéniture se réclamant pourtant de leur héritage familial. 

En renvoyant en permanence les individus à une appartenance nationale exclusive, en niant la possibilité d’une identité multiforme, on finit par créer des individus parfois discriminés, souvent instables psychologiquement, et sensibles aux discours extrémistes et haineux qui apportent une solution simple à une problématique complexe. Dans tous les cas, cette situation est synonyme d’un appauvrissement personnel considérable, alors que le métissage est à la base des pratiques humaines, et l’identité multiculturelle une source de richesses et d’ouverture.

Comment être le citoyen d’un pays que l’on ne connaît pas, ou peu ? 

Pour ma part, j’ai décidé de percevoir ma nationalité marocaine comme une porte d’entrée vers une culture et une société qui m’intrigue profondément. L’éducation donnée par ma mère, les bribes de langage que j’ai apprises par son biais, les coutumes transmises, mes expériences personnelles au Maroc sont constitutives de ma personnalité, et ont contribué à faire de moi l’homme que je suis à présent. Suis-je marocain ? Peut-être. Suis-je français ? Probablement. La relation affective que j’ai nouée avec le pays de mes ancêtres a été sur le plan personnel une source d’enrichissement considérable, et ne remet nullement en question les autres parties de mon identité. Chaque être humain est composé d’un ensemble unique d’expériences, de ressentis, de cultures qui l’insèrent certes dans une société et des réseaux identitaires, mais en font aussi une personne dotée de sa propre sensibilité et individualité qui ne peut se limiter à la simple nationalité. 

Cependant, cette réconciliation personnelle est bien souvent un luxe dans un environnement marqué par une oppression telle qu’elle met en péril l’intégrité même de l’individu. Alors, le repli vers l’identité « d’origine » ou le rejet de celle-ci apparaît comme le seul remède à même d’apporter une stabilité et une harmonie, précaire et illusoire. 

Les identités meurtrières n’ont donc pas fini de sévir.

Previous
Previous

USA 2020: Une illustration du Manichéisme